Voici le conte, raconté mercredi lors du Noël des aînés de la Commune de Cortaillod. Merci à Florence Droz du Centre œcuménique de documentation (COD) pour l’idée de ce conte que j’ai un peu retravaillé.
Au petit matin
Ce matin-là, Nathan se leva de bonne heure. Après avoir mangé la galette que son épouse Rébecca lui avait préparée la veille au soir et bu un bon bol de lait de chèvre, il se mit en route. Il avait prévu de s’arrêter prier à la synagogue avant de se rendre à Bethléem et il ne voulait pas avoir à courir sur le chemin. Il n’était pas question d’arriver tout essoufflé à son premier jour. Car ce jour-là était un jour important: Nathan commençait un nouveau travail!
Le voyage se passa sans heurts et une fois dans le village, il trouva sans difficulté la maison des recenseurs. Il faisait connaissance avec ses nouveaux collègues lorsque le responsable du recensement entra.
« Messieurs! Notre mission est de la plus haute importance. La discipline est le maître mot de notre travail. Le recensement ne présente pas de difficulté particulière mais si il ne peut être effectué qu’avec la plus stricte rigueur. Je vous rappelle les règles de base:
Un homme vaut un point. Une femme vaut un demi point. C’est logique, deux femmes valent un homme. Un enfant: ne le comptez pas, cela ne vaut pas encore grand-chose. Un étranger ne vaut rien.
Des questions? »
« Non! » répond Nathan en cœur avec tous les recenseurs. « Bien. Alors au travail. Et souvenez-vous : rigueur et discipline! »
Rigueur et discipline
Nathan s’empare de son matériel et se rend à l’entrée du village. Il commence son travail avec rigueur et discipline, notant systématiquement un point pour chaque homme, un demi pour les femmes et rien pour les enfants et les étrangers. Il a décidé de ne pas décevoir son chef et ne se laisse rien le distraire de sa tâche. Après quelques heures, il voit arriver un homme avec sa femme, assise sur un âne. Elle est enceinte.
Nathan demande à l’homme : « Nom et lieu d’habitation? » L’homme répond : « Joseph et voici ma femme Marie. Elle attend un enfant. Vous savez, nous venons de Nazareth et le chemin a été long. Nous sommes très fatigués et nous cherchons une auberge pour… »
Nathan l’interrompt : « Ça va! J’ai les renseignements qu’il me faut : un homme +1, une femme + 1/2, un bébé dans le ventre 0, lieu d’habitation Nazareth. Maintenant, passez votre chemin, j’ai du travail. Rigueur et discipline. Vous imaginez si je commence à discuter avec tout le monde… »
Nathan continue à compter les gens qui arrivent, avec rigueur et discipline. Le soir vient, puis la nuit. Il continue de compter. Il faut dire qu’en ce temps-là, on ne comptait pas ses heures. Arrivent alors des bergers. « Bizarre, se dit Nathan, d’habitude ils ne viennent pas dans les villages. Qu’est-ce qui leur prend? ».
Il leur demande quand même: « Nom et lieu d’habitation? »
Le plus grand répond : « Moi, je m’appelle Jean, et voici mon fils Jean-Gabriel, voici mon père Jean-le-Vieux. Et voici mon cousin, Jacob. Voici son fils Jacob-le-Jeune et voici son père Jacob-l’Ancien. Puis voici mon frère Élie, voici son fils Élie-Benjamin et voici son père Élie-le-Sage. Voici mon autre cousin… » – « Oh là là, dit Nathan, doucement! Je n’arrive pas à suivre! » Jean dit encore : « Puis il y a aussi ma femme et ma fille… »
Nathan commence à s’arracher les cheveux. « Mais d’où venez-vous ? » – « Nous venons d’une prairie là-bas » répond Jacob-le-jeune. « On gardait les moutons, puis on a vu de lumières éclatantes dans le ciel, c’était Dieu qui nous disait de venir adorer le roi des rois… »
Nathan l’interrompt : « Mais qu’est-ce que vous racontez?!? Le roi des rois est assurément dans un palais, à Jérusalem sans doute, pas dans un tout petit village comme Bethléem. Cessez de raconter des histoires, je fais un travail sérieux, moi. Et je tiens à le faire avec rigueur et discipline. D’où venez-vous réellement? »
Voyant que Nathan commence à perdre patience, Élie-le-Sage répond avec calme : « Nous venons de partout et de nulle part, nous sommes de toute la terre, nous… » Nathan le coupe avec colère: « Quoi ?!? Vous n’avez pas de domicile fixe ? Alors vous n’êtes pas dignes d’être comptabilisés. Vous n’êtes rien : 0. Vous ne pouviez pas le dire tout de suite au lieu de me faire perdre mon temps? Ne restez pas là, vous m’empêchez de travailler. »
Les bergers haussent les épaules, ils ont l’habitude. Mais ce soir-là, ils savent qu’ils valent quelque chose, Dieu leur a envoyé ses anges pour leur annoncer la bonne nouvelle. Ils se remettent en route, à la recherche de celui qui est le vrai roi.
Nathan rigole un moment sur le dos des bergers avec son collègue recenseur. C’est alors qu’ils voient arriver une belle caravane. Que de belles parures, que de beaux chameaux, que de richesses! Ce sont assurément des gens importants. Nathan et son collègue se redressent, époussettent leurs habits et demandent : « Veuillez nous indiquer votre nom et auriez-vous l’amabilité de préciser le lieu d’où vous venez ? »
Un des riches personnages répond : « Je viens d’une belle contrée au-delà des frontières, je suis le sage d’une ville nommée… » Nathan l’arrête : « Ah, vous n’êtes pas du pays? Alors vous ne valez rien. Et vous? »
Le deuxième commence : « Moi, ma demeure se trouve au-delà des montagnes… » Nathan le coupe également : « Encore un étranger : 0. »
Le troisième commence : « J’ai suivi cette étoile qui brille plus que les autres. Elle m’a guidé depuis l’au-delà des mers et… » Nathan le stoppe : « Vous me faites perdre mon temps. Passez votre chemin ».
Un petit coup de souffle
Les trois rois et leur suite partent pour suivre la lumière. Les recenseurs ont fini leur travail. Nathan doit encore mettre de l’ordre dans ses feuillets, il veut rendre un rapport impeccable. Alors, il reste encore un moment après le départ de ses collègues. Il taille son crayon quand tout-à-coup, un coup de vent éparpille tous ses feuillets. Ils s’envolent et disparaissent dans la nuit. Catastrophe ! Nathan prend sa tête entre ses mains. Il ne veut pas perdre sa place. Il décide alors de reprendre entièrement ses comptes, même si cela doit lui prendre toute la nuit.
Il frappe à toutes les portes et note scrupuleusement avec son crayon 1 pour les hommes, 1/2 pour les femmes, 0 pour les enfants, 0 pour les étrangers, 0 pour les sans domicile fixe. Au milieu de la nuit, il arrive enfin, épuisé, à la dernière auberge. Il réveille l’aubergiste qui lui indique le nombre de ses hôtes. Nathan pousse un soupir de soulagement : enfin, il a fini!
« Pas tout à fait, lui répond l’aubergiste, il reste encore l’étable là-bas. J’y ai fait dormir des gens. » Nathan reprend son crayon et son courage et se dirige vers l’étable. Il entre et voit les riches personnages, les bergers, l’homme et la femme, réunis tous ensemble. « Ah! Ça va être facile à compter, car beaucoup ne comptent pour rien », pense Nathan.
C’est alors qu’il aperçoit la mangeoire et s’en approche. Là, il voit l’enfant Jésus. Il se penche et Jésus le regarde droit dans les yeux. Nathan laisse tomber son crayon dans la paille qui recouvre le sol de l’étable et sourit. « Ce petit être va compter », pense-t-il. Et sous ce regard rempli de vie et de lumière, Nathan comprend que lui, le recenseur, compte pour cet enfant. Alors il se retourne et regarde tous ceux qui sont là. Il voit les bergers et leur bonhomie, il voit les mages et la lumière dans leurs regards, il voit Joseph et Marie qui lui sourient et il se met à compter tous ces regards. Ces regards changent tous ses calculs. Il reprend son crayon et compte : 1 pour Marie, 1 pour Joseph, 1 pour chaque berger – il écrit même leur prénom car chacun compte – 1 pour chaque roi mage sans oublier 1 pour chacun de leurs serviteurs.
Puis il repart vers l’auberge et demande à l’aubergiste de recompter : « Chaque personne compte pour 1 ». Nathan fait de même pour toutes les maisons. À la fin, il fait les comptes et le lendemain il se présente devant le chef.
Les comptes finaux
Le chef a réuni tous les recenseurs. Le premier donne le même total que le deuxième, qui parvient au même nombre que le troisième, et ainsi de suite jusqu’à Nathan. Nathan annonce alors : « Moi, j’ai 12 fois plus de personnes. »
C’est alors que passe Jean-le-Vieux et on l’entend qui marmonne dans sa barbe : « Cela ne m’étonne pas. Quand on compte avec le cœur, c’est le ciel et la terre qui se rejoignent. »
Merci Diane, je vais partager ce beau texte avec ma famille à Noël.
En pensée avec toi et les tiens pendant ces Fêtes de fin d’année.
Affectueusement
Martine