Des attentes contrariées

Prédication du 2e dimanche de l’Avent, 10 décembre à Bôle.
Textes bibliques: Ésaïe 40,9-11 et Luc 1,46-56
Avec la participation du chœur mixte de Bôle Le Fleuron.

La visite

L’évangile de Luc est le seul à nous raconter cet épisode. Marie enceinte rend visite à sa cousine Élisabeth qui, elle aussi, attend un enfant. Deux femmes, l’une toute jeune, l’autre d’un âge avancé. L’une qui ne s’attendait pas à tomber enceinte aussi tôt, l’autre ne l’espérait plus, le temps de la jeunesse étant déjà derrière elle. Deux femmes au destin lié. Deux enfants à naître dont le destin, lui aussi, est déjà lié. Au moment où Marie arrive auprès de sa cousine, l’enfant trésaille au-dedans d’Élisabeth. Plusieurs années après, le même enfant devenu adulte, baptisera Jésus. Avant même sa naissance, Jean-Baptiste avait pour vocation de désigner le Christ, de lui préparer le chemin. Élisabeth déclare alors sa cousine Marie « bienheureuse ».

Dans son humilité, la jeune Marie n’accueille pas cette déclaration comme un compliment, mais comme le signe de la bénédiction de Dieu et prononce les paroles que nous avons entendues. Un cantique. C’est une forme classique que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans l’Ancien Testament. On pense au cantique de Myriam et de Moïse après le passage de la mer Rouge, le cantique d’Anne après la naissance de Samuel. Des situations de joie intense, de libération, de célébration de la Vie.

Marie, cette toute jeune femme, ancre la joie de sa grossesse et l’émerveillement d’avoir été choisie par Dieu pour donner naissance à cet enfant qui changera la marche du monde, dans son époque. Tout dans les récits des évangiles inscrivent la venue du Christ dans la réalité contemporaine du monde. Et même dans la forme que prend l’expression de cette joie : le cantique de Marie.

Les valeurs du monde renversées

Marie n’a rien d’une jeune femme orgueilleuse. Son humilité est réelle. Si sa première réaction avait été de répondre à l’ange Gabriel qu’elle n’était pas assez bien pour être choisie, elle a maintenant accepté d’être l’élue et habite ce rôle. Elle n’en retire pas d’orgueil mais en connaît le poids des responsabilités. Se doute-t-elle déjà des défis, et des souffrances que seront celles de la mère d’un homme dont la destinée sera celle du Christ ?

Les valeurs sont renversées. L’ordre du monde est bouleversé. Les humbles sont élevés et les riches repartent les mains vides. Les rois sont renversés de leurs trônes et les biens sont accordés en abondance à ceux qui ont faim. Ce renversement préfigure la théologie qui traverse tout l’évangile de Luc. Relisez le 3e évangile avec cette clé de lecture! Le berger qui laisse le troupeau pour aller chercher la brebis égarée. Le fils cadet et dépensier qui est accueilli à bras ouvert par le père sous les yeux jaloux du fidèle fils aîné. Le pauvre voyageur blessé méprisé par les bons judéens mais secouru par le voisin Samaritain méprisé.

Les puissants sont renversés de leur piédestal. Dans l’évangile de Luc, les gens bien en prennent pour leur grade. Et je ne peux lire ça sans que cela me renvoie à moi-même. En tant que Neuchâteloise plutôt de bonne famille exerçant un ministère dans l’Église, je ne peux m’empêcher de penser que moi-aussi je fais partie de la catégorie des gens bien… Et je crois que les rangs de notre temple, ce matin, sont passablement occupés par des gens bien, non ?

Si c’est le cas, Noël devrait nous réjouir tout à fait modérément. Puisque l’arrivée du Christ, c’est le bouleversement des valeurs, le chamboulement de l’ordre établi, la chute des ordres établis. Le moment où les gens bien en prennent pour leur grade.

L’abaissement

L’abaissement est un thème majeur. Et on ne peut comprendre Noël sans celui-ci. En naissant dans le monde, Dieu s’est abaissé. Et pour nous qui sommes nés dans un monde où cet événement nous a précédé de près de 2000 ans, il nous est sans doute difficile d’en mesurer la folie. Que Dieu choisisse de s’incarner sur terre, c’était inimaginable. Et même dans les textes des prophètes qui, relus plus tard à la lumière des événements de la Nativité, prennent une autre dimension, on réalise qu’il était impossible de concevoir la venue de Dieu de cette manière.

Les générations qui ont précédé Marie et Élisabeth ont espéré un Messie mais jamais ils ne l’auraient imaginé naissant d’une humble servante, jeune fille anonyme et simple. Les paroles du prophète Ésaïe reflètent l’attente qui était celle de l’époque : un homme viendra. Il viendra plein de force, pour régner. Il mènera le troupeau, rassemblera d’un geste du bras. On attend un meneur d’hommes. Un berger. Un leader. Un puissant.

L’Avent est le temps de l’attente. Des jours qui défilent jusqu’à Noël. En l’an 2023, il n’y a plus beaucoup de suspens, on sait vers quoi on va. Pourtant, le premier Noël a été celui des attentes déçues. Ou tout au moins contrariées. Nos attentes le sont-elles encore ? Déçues ou contrariées ?

Peut-être faut-il nous laisser un peu déplacer par le cantique de Marie. Marie n’attend pas, elle espère. Et cela fait toute la différence. Elle place son espérance en ce Dieu qui est capable de déstabiliser et de renverser. Devant Dieu, les puissants sont petits et les humbles sont grands. Une espérance et un appel à regarder le monde avec le regard de Dieu et non pas avec celui des humains.

Même si aujourd’hui, certains puissants, certains tyrans, sont encore assis sur leur trône, nous attendons – nous espérons – le jour où les humbles seront élevés.

Marie resta 3 mois avec Élisabeth. Jusqu’à la naissance de Jean. Puis elle retourna chez elle. Pour habiter sa propre destinée. Comme chacun d’entre nous, à notre manière, nous habitons l’espérance de Dieu qui vient bouleverser le monde. Après un moment de culte où nous entretenons ensemble notre espérance, nous sommes alors appelés à retourner dans nos vies pour vivre de cette espérance, ici et maintenant.

Amen