Albert Schweitzer: 100 ans et pas une ride!

« Soyez en paix ! S’il est possible, autant qu’il dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. »
Rm12,18

C’est avec cette parole de l’apôtre Paul qu’Albert Schweitzer a terminé sa conférence prononcée à Oslo, lorsqu’il s’est vu décerner le prix Nobel en 1952. Le 4 septembre prochain, cela fera tout juste 50 ans qu’Albert Schweitzer est mort. Et tout juste 100 ans qu’il a développé sa grande idée: l’éthique du respect de la vie.

Ces dates phares sont l’occasion de redécouvrir cet homme et sa pensée.

Brève biographie

On retient aujourd’hui surtout d’Albert Schweitzer le médecin de Lambaréné. On connaît moins bien plusieurs des facettes dont cet homme était doté. Prenons quelques instant pour situer le personnage.

Le philosophe et le théologien

Il est né en 1875 en Alsace, qui était alors allemande et y a grandi avec ses trois sœurs et son frère. Fils de pasteur, il étudie la théologie et la philosophie et réussit brillamment ses études jusqu’au doctorat dans les deux domaines. Concentrant ses recherches en théologie sur les Vies de Jésus. C’était très à la mode au XIXe siècle de chercher à reconstituer, notamment en compilant les évangiles, ce qu’avait été la vie de Jésus de Nazareth. À l’âge de 27 ans, Schweitzer est nommé professeur à la faculté de théologie de Strasbourg, tout en conservant son travail de pasteur de la paroisse St-Nicolas qu’il occupait depuis 2 ans. Immense travailleur, il consacrait ses journées à un sujet et ses nuits à un autre pour pouvoir étendre son champ d’études et honorer ses engagements.

Le musicien

Albert Schweitzer était aussi musicien. Depuis tout petit, il jouait du piano, puis de l’orgue. Il raconte qu’il avait 9 ans quand, pour la première fois, on l’autorisa à remplacer l’organiste au culte. Alors qu’il séjourne à Paris pour la rédaction de sa thèse de doctorat en théologie, il prend des cours d’orgue chez Charles-Marie Widor et prend conscience que Jean-Sébastien Bach est très méconnu en France. Il entreprend alors d’écrire un essai sur l’art de Bach. C’est en réalité un livre de 450 pages qu’il produira. Il en rédigera ensuite une version allemande, revue et augmentée, de plus de 800 pages.

Le médecin

Tout cela, c’était avant qu’il ait 30 ans! Car à 30 ans, il avait décidé qu’il passerait à autre choses. En effet, le jour de la Pentecôte 1896, alors qu’il avait 21 ans, il s’était fait la réflexion qu’il n’était pas acceptable qu’il mène une vie heureuse alors que tant de gens autour de lui luttaient avec les soucis et la maladie. Il avait alors décrété qu’il avait le droit de vivre pour l’art et pour la science jusqu’à l’âge de 30 ans, puis qu’après, il devrait se consacrer à un service purement humain. En 1905, il entreprend donc des études de médecine en vue de partir en tant que médecin en Afrique équatoriale.

Comme théologien, Schweitzer était passablement controversé. Il s’était fortement distancé des recherches sur les vies de Jésus qui n’avaient en réalité aucun intérêt existentiel pour le croyant. Il détestait le verbiage doctrinal et sa manière de proclamer l’Évangile dans un langage plus simple n’était pas du goût de tout le monde. Il était donc clair qu’il ne pourrait être envoyé comme pasteur par la Mission de Paris. Il dut d’ailleurs promettre d’être muet comme une carpe, c’est-à-dire ne pas prêcher mais bien de se rendre en Afrique en tant que médecin.

C’est en 1913 qu’il s’embarque avec son épouse Hélène et les médicaments collectés depuis des mois, direction Lambaréné, dans l’actuel Gabon. Ils accueillent leurs premiers patients dans un ancien poulailler, puis construisent peu à peu quelques huttes et un premier bâtiment. La guerre éclate en Europe et en 1917, il est interdit à l’Allemand qu’il est d’exercer la médecine en territoire français. Les époux Schweitzer sont alors ramenés en Europe et détenus dans un centre de prisonniers en France. De retour en Alsace après la guerre, Schweitzer entreprend de collecter des fonds pour retourner à Lambaréné. Il repart quelques années plus tard et y construit un hôpital bien plus conséquent. Dès lors, il alternera les années en Afrique et les séjours d’un an ou deux en Europe au cours desquels il fait des conférences et des concerts d’orgue pour trouver des fonds, tout en recrutant du personnel pour travailler à Lambaréné. Il mourra en 1965 à Lambaréné où il est enterré aux côtés de son épouse, décédée quelques années avant lui.

… et bien plus encore

C’est une biographie très succincte qui ne relate bien évidemment pas la complexité ni la richesse du personnage mais qui permet de le situer. C’était un homme qui a été très apprécié, mais qui fut aussi controversé. Dans sa théologie, mais également dans la relation à l’Afrique et aux indigènes qu’il appelait les primitifs. C’était un homme de son époque.

J’ai choisi pour le culte de ce matin, de chercher plutôt en quoi sa théologie et son engagement avaient encore des choses à nous dire aujourd’hui.

Lecture biblique: Job 40,15-19

Regarde bien ce monstre qu’est l’hippopotame:je suis son créateur, comme je suis le tien. C’est un simple mangeur d’herbe, comme le bœuf. Mais regarde la force qu’il a dans sa croupe, admire la vigueur des muscles de son ventre ! Sa queue est puissante, comme le tronc d’un cèdre; ses cuisses sont nouées par des tendons puissants. Ses os sont aussi forts que des tubes de bronze, ses côtes font penser à des barres de fer. De tout ce que j’ai fait, c’est bien lui mon chef-d’œuvre!
Moi seul, son créateur, je le tiens en respect.

Prédication

Étonnant, n’est-ce pas, ce texte sur l’hippopotame?! Et surtout, quel est le rapport avec Albert Schweitzer? Je vous rassure, ce n’est pas que le soleil m’a tapé sur la tête. Il y a vraiment un lien. Schweitzer raconte qu’il était en proie à des questionnements philosophiques, existentiels et éthiques sans parvenir à les formuler de manière satisfaisantes, quand il a dû se rendre dans une ville située à 200km de Lambaréné. Assis sur le pont d’un petit bateau, il admirait la nature environnante, plongé dans ses pensées. Et c’est en observant un troupeau d’hippopotames que lui sont venus ces mots: Respect de la vie! Dès lors, le respect de la vie sera au centre de sa pensée.

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L’homme qui pense ne se déshumanise pas

Avant de regarder de plus près ce qu’il entendait par ces termes, arrêtons-nous un instant sur les circonstances qui l’ont amené à cette révélation. Restons encore quelques temps avec lui face à ces princes des rivières que sont les hippopotames. L’homme moderne, affirme Schweitzer, ne réfléchit plus. Il ne prend plus le temps de penser, de méditer, de philosopher. Happé par l’immédiateté de la vie quotidienne, il ne prend plus le temps du recul. Schweitzer fait ce constat en 1915, il y a tout juste un siècle ! Qu’aurait-il dit de notre monde aujourd’hui?!?
Pour le dire un peu autrement, l’homme moderne n’a pas le sens du sabbat, du temps à part pour porter une réflexion sur la vie, sur sa place dans le monde et face à Dieu, pour prendre soin de ses relations aux autres, au monde, à Dieu et à lui-même. Dès lors, l’être humain se déshumanise et perd toute sa dimension spirituelle. L’homme, pour être homme, a besoin de penser le monde et de se penser dans le monde.

Une vie qui veut vivre

En prenant le temps de penser, l’homme se découvre comme un être qui aspire à la vie. « Quand l’homme affirme sa volonté de vivre, il se comporte d’une manière naturelle et sincère. Il confirme un acte déjà accompli dans son inconscient en le renouvelant dans sa pensée consciente. » dit Schweitzer.
Il ne considère plus sa vie simplement comme un donné, mais l’expérimente comme un insondable mystère.

Prendre conscience de sa vie, de son existence comme le fruit d’un don de Dieu sur lequel nous n’avons pas entièrement prise, lui confère de la valeur. Dès lors, on ne peut plus simplement se laisser vivre, mais on développe un respect vis à vis de sa propre vie. Et on éprouve le besoin de témoigner ce même respect vis à vis de toute vie qui nous fait face. Car l’autre, de même que moi, est un être qui aspire à la vie. « Je suis vie qui veut vivre, au milieu de vies qui veulent vivre. » écrit Schweitzer.

L’action!

Voici ce qu’il veut dire par le respect de la vie. Il ne faut pas comprendre le terme de respect comme de la considération admirative qui nous demanderait de demeurer sur la retenue, à une juste distance, passivement. Il n’y a pas dans ce respect pour la vie une dimension d’intouchable. Au contraire, pour Schweitzer, ce respect véritable nous pousse à agir. Il est de la responsabilité de l’homme qui pense et qui reconnaît la valeur de la vie, d’agir en faveur de la vie. Schweitzer est absolu: il faut toujours faire le choix de l’action!
Bien entendu, dans les milieux protestants, on lui a objecté le risque de tomber dans une théologie des œuvres. Faire de bonnes actions pour plaire à Dieu, voilà contre quoi s’était battu Luther avec acharnement. Mais ce n’est pas pour plaire à Dieu ou pour gagner son salut que l’homme doit agir.
Pour Schweitzer, c’est simplement qu’il ne peut pas faire autrement qu’agir si il reconnaît la valeur de la vie. C’est son devoir. La foi seule, sans les actes, est morte! Lit-on dans l’épître de Jacques.

L’action en faveur de la vie en général participe également à développer la dimension spirituelle de l’être humain. Car la pensée, la foi, la prière et l’acte participent ensemble au respect de la vie.
Cette unité entre la foi et l’action demeure d’une grande actualité, me semble-t-il. Plus encore aujourd’hui qu’il y a un siècle, je pense, nous avons tendance à compartimenter nos vies. Et d’autant plus dans un monde sécularisé, à enfermer notre vie de foi, nos convictions religieuse et même notre vie spirituelle à une partie intime de notre personne. Mais forcément, notre foi influence notre manière d’être au monde, nos convictions profondes dictent nos décisions, qu’elles soient politiques ou sociales. Nous ne sommes pas des êtres compartimentés mais bien des personnes, des êtres uniques qui aspirent à la vie.

Le respect de la vie dans toutes ses dimensions

D’après Schweitzer, une des grandes lacunes de l’éthique était que jusqu’alors, elle s’était toujours bornée à traiter la relation d’un homme à l’égard d’un autre. Mais en réalité, elle devait s’étendre aux relations de l’être humain avec l’univers tout entier, ou du moins avec toute créature qui était à sa portée. C’est ainsi que le respect de la vie ne se cantonne pas à voir la vie chez l’homme ou la femme qui me fait face, mais aussi dans les animaux, les plantes : la vie dans sa dimension la plus large. Cette vision du monde est aujourd’hui très largement partagée par les mouvements écologistes de toutes origines. Le théologien et philosophe nous invite à replacer ce respect de la vie dans la relation d’une créature face à une autre, toutes deux fruits de la volonté d’un seul Créateur.

L’hippopotame : bête apparemment plutôt disgracieuse et dont l’utilité dans le monde ne relève pas pour moi de l’évidence ; l’hippopotame est une créature, une vie, fruit de la volonté du Créateur.
Et à ce titre, il a sa place dans le monde autant qu’une autre. Et même… autant que moi! Comme être humain, j’ai la chance d’avoir été créée avec la faculté de penser le monde et d’y agir, je me dois donc de le faire pour que l’hippopotame puisse s’y épanouir. De même que les aigles, les fleurs et les abeilles. De même que mon voisin ou mon prochain.

Une éthique à mettre en pratique

Mais le respect de la vie n’est pas un assertion posée une fois pour toutes. Une jolie intention bucolique et idéaliste pour jeunes filles couchées dans un champ de violettes. Dans tous les instants de sa vie, l’homme qui respecte la vie est placé devant des choix et des décisions.
Il est aussi placé devant ses contradictions. Car il n’est pas rare que pour sauver une vie, il faille en sacrifier une autre. Pour sauver sa propre vie, l’homme est parfois obligé de le faire aux dépens des autres. Il ne faut pas oublier le contexte dans lequel Schweitzer vit : on est au cœur de la 1ère guerre mondiale. Il dit d’ailleurs qu’il « éprouve comme une grande grâce de pouvoir sauver des vies, alors que d’autres étaient contraints de tuer. » A tout moment, il nous faut faire des choix. Des choix auxquels ces paroles du Deutéronome font écho Je place devant vous la vie et la mort. Choisissez donc la vie. Dt 30,19.

Mais quelle vie?… Et qui suis-je pour décider laquelle a plus de valeur qu’une autre? Voici les interrogations que Schweitzer illustre en racontant l’histoire de son pélican. Le bon Docteur, comme on l’appelait à Lambaréné, avait trouvé un pélican blessé et l’avait adopté. Il lui avait donné le nom de Parsifal. Pour sauver l’oiseau, il fallait bien le nourrir. Il fut donc obligé de pêcher pour lui tous les jours des poissons. Pourquoi tuer des poissons pour sauver un pélican?!? Quelle vie a plus de valeur?
Il n’y a pas de réponse à cette question. Pas de bonne réponse en tout cas. Pas de réponse absolue.
Toujours et sans cesse, nous sommes amenés à nous poser et à nous reposer la question. Peser nos choix et prendre des décisions au plus proche de notre conscience. Jamais, sacrifier une vie quelle qu’elle Albert Schweitzer mit Pinguinfusse, ne doit devenir une chose banale et ne pas nous déranger. « Le respect de la vie n’est pas une formule magique qui résoudrait tous les problèmes, mais un principe général dont l’application, toujours approximative, demande du discernement, de l’imagination et du courage. » (André Gounelle)

Pessimiste du savoir, optimiste du vouloir

On a parfois fait de Schweitzer un idéaliste. Mais je crois qu’il n’était pas dupe. Au contraire, il dresse du monde un tableau sombre. Le monde est dur, la vie est cruelle. Son éthique du respect de la vie n’a rien de naïf. Lorsqu’on lui demande si il est un homme pessimiste ou optimiste, il répond qu’en lui « la connaissance est pessimiste, mais le vouloir et l’espoir sont optimistes. » Si l’on regarde notre monde, un siècle après; un demi-siècle après la mort de Schweitzer, il n’y a pas vraiment lieu d’être optimiste je crois.
Chaque jour, vous et moi sommes placés devant ces mêmes choix: comment agir de manière juste, en faveur de la vie? Dans les petites choses de la vie: je n’ai pas pu m’empêcher de m’interroger su moi-même l’autre jour quand j’ai demandé à mon mari d’écraser une araignée dans notre chambre à coucher…

Mais aussi dans les grandes questions du monde. Quelle valeur avait la vie de ces migrants, morts l’autre jour asphyxiés dans la cale d’un bateau en Méditerranée?…

Et concrètement, quelles actions ai-je accompli aujourd’hui… hier… dernièrement pour le respect de la vie? Suis-je toujours mue par cette conscience que je suis vie qui veut vivre entourées de vies qui veulent vivre?

Autant de réflexions, d’interrogations, d’exhortations ravivées en nous ce matin. Qu’elles nous rendent plus humains et nous mènent à agir chaque jour, pour la Vie!
Amen

Musique

Grand merci à Jacques Barbezat qui a joué exclusivement des œuvres de Bach pendant le culte. Voici les pièces qu’il avait choisies:

  • Choral: Wer nur den lieber Gott lässt walten BWV 647
  • Choral: Wenn wir in Höchsten Nöten sein BWV 641
  • Partita: Sei gegrüsst, Jesu gütig, var.5 BWV 768
  • Choral: Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ BWV 639
  • Partita: Sei gegrüsst, Jesu gütig, var.11 BWV 768

Sources

Pour travailler ce sujet, j’ai relu « Ma vie et ma pensée », écrit en 1931 par Albert Schweitzer. Je me suis également largement inspirée du dossier que Réforme lui a consacré au mois de juillet.

NB je ne suis pas certaine que la photo du Dr Schweitzer avec son pélican est libre de droits. Si ce n’est pas le cas et qu’on me le fait remarquer, je l’enlèverai.

1 réflexion au sujet de « Albert Schweitzer: 100 ans et pas une ride! »

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