Prédication du culte du 29 septembre 2024 à Bôle.
Textes bibliques: Psaume 74,2, Hébreux 8,10-13 et Deutéronome 8,11- 18.
Souviens-toi!
Souviens-toi…
Prends garde de ne pas oublier. Telle est l’exhortation que Dieu adresse à son peuple. Le peuple marche, il avance vers la Terre promise. Pas à pas, il tend vers cet idéal, en direction d’une vie prospère. Tout, dans l’avenir de la terre promise, s’oppose au présent du désert. Les promesses résonnent avec force:
Un pays arrosé de torrents et de nombreuses sources.
Une terre où poussent le blé et l’orge, la vigne, le figuier et le grenadier.
Un pays qui abonde en huile d’olive et de miel.
Le pain n’y est pas rationné. On ne manquera de rien!
Il y aura même du cuivre et du fer.
Deutéronome 8,7- 9
Rien à voir avec le sec du désert, la recherche désespérée d’une source même faible pour s’abreuver, la manne rationnée, les scorpions, les serpents, la chaleur et l’incertitude du lendemain. Assez pour vivre mais toujours sur le fil et dans l’épreuve. La prospérité que la promesse fait miroiter contraste avec l’aridité de la réalité présente.
Mais avant même que le peuple ne mette le pied sur cette terre prospère, Dieu leur adresse cet avertissement: gardez-vous d’oublier! La tentation est grande, une fois repus de miel et d’eau fraîche, de se complaire dans les richesses et d’oublier ces temps d’épreuves. Et que dire des générations suivantes! Celles qui seront nées dans le confort et la prospérité. Auront-elles la sagesse de se souvenir que tout cela est un don et non un dû?
Tout l’Ancien Testament est traversé par cette grande question de la mémoire. On ne compte pas les avertissements de Dieu à son peuple, que ce soient dans les livres de l’Exode, du Deutéronome, des Juges ou des Rois puis par la bouche des prophètes: n’oublie pas d’où tu viens! Souviens-toi que tu étais esclave. Garde-toi d’oublier que c’est le Seigneur qui t’a libéré.
Ne pensez jamais que vous avez atteint la prospérité par vous-mêmes, par vos propres forces. Souvenez-vous, c’est le Seigneur votre Dieu qui vous donne les forces nécessaires pour atteindre cette prospérité… Deutéronome 8,17
Le travail de mémoire
La mémoire est si importante. On parle d’ailleurs du «travail» de mémoire. Faire mémoire demande un effort, une discipline. L’oubli, peut-être même le déni, est naturel. L’être humain se dissout si facilement dans l’immédiateté du présent. Mais Dieu nous exhorte à cet exercice. Garde-toi d’oublier!
Dernièrement, je me suis rendue au Latenium. Nous avons la chance d’avoir dans la région un des musées d’archéologie les plus reconnus et ses expositions sont à la hauteur de sa réputation. L’exposition temporaire actuelle est intitulée Dans les camps. Archéologie de l’enfermement et présente avec une approche archéologique des objets découverts dans des camps de concentration.
En premier lieu, il est assez interpellant d’aborder avec un œil d’archéologue des objets du XXe siècle. Et puis, on prend conscience que 80 ans nous séparent de la seconde guerre mondiale et que de moins en moins de témoins directs sont encore en vie pour en témoigner. Et que dire des générations suivantes? Le milieu du XXe siècle pour une fille ou un garçon né après 2010, c’est presque l’Antiquité.
Justement, c’est au travers du regard d’enfants de 8 à 12 ans que les commissaires de l’exposition nous invitent à découvrir ces objets, par le biais d’un audioguide. La découverte des objets donne lieu à des réflexions profondes autour des questions de la mémoire. Un objet m’a marqué: un récipient contenant de la terre. La notice nous indique qu’il s’agit d’un peu de terre du camp de Ravensbrück au nord de Berlin, rapportée dans un sachet plastique par une femme qui a vécu dans ce camp. Les enfants discutent du sens de ce geste. Pourquoi rapporter de la terre? Et par extension, pourquoi exposer un petit tas de terre dans un musée?
La mémoire s’ancre dans des objets. Parfois si anodin qu’ils semblent sans valeur si ils ne sont pas accompagnés du récit qui leur donnent sens. Faire mémoire, c’est aussi raconter. Mettre des mots. Les objets sont dépositaires de ces récits, ils participent à les rendre concrets ces paroles, ces histoires.
Tout le travail de mémoire des historiens, des archéologues, mais aussi des hommes et des femmes politiques devraient participer à garder vivant le souvenir de l’horreur afin qu’elle ne se reproduise plus jamais. Mais malgré ce travail fait souvent avec beaucoup de tact et beaucoup de soin, on voit combien l’humanité est oublieuse, combien elle est encline à reproduire les erreurs du passé.
Souviens-toi!
Souviens-toi d’où tu viens, vieille Europe!
Garde-toi d’oublier les horreurs du XXe siècle.
Si on réécrivait le Deutéronome aujourd’hui, peut-être serait-il traversé de ces exhortations.
Dans le monde de la Bible
En explorant ce thème du souvenir et de la mémoire dans la Bible, il m’apparaît que l’on peut distinguer trois axes.
Le premier, c’est celui dont on vient de parler: l’exhortation de Dieu à son peuple d’entretenir la mémoire de son passé, de ne pas laisser la prospérité éteindre le souvenir des épreuves d’antan, et de ne pas prendre pour un dû ce qui fondamentalement est un don.
Le deuxième axe change de perspective. Ce n’est pas Dieu qui appelle le peuple à se souvenir mais c’est le croyant qui prie Dieu de se souvenir de lui. On trouve cet appel à plusieurs reprises dans les psaumes:
Ô Dieu, souviens-toi de ton peuple. Il y a longtemps que tu l’as acquis. Souviens-toi de ces tribus qui t’appartiennent… souviens-toi du Sion où tu as fait ta demeure.
Psaume 74,2
Cet appel, c’est celui du croyant-e qui se sent abandonné par Dieu et qui crie son besoin: ô Dieu, fais attention à moi. Ne m’oublie pas!
…et Dieu se souvint de son serviteur… Dieu se souvint de Noé, de Job et d’autres encore. Cette formule nous le fait comprendre: le temps de l’épreuve est terminé. La relation entre Dieu et le croyant est renouée dès lors que l’homme, la femme est à nouveau présente dans le souvenir de Dieu. Au cœur de l’obscurité du temps d’épreuve, ce cri existe aujourd’hui encore: ô Dieu, souviens-toi de moi. Le cri de voix qui hurlent dans l’aridité du désert et qui résonne jusqu’à l’arrivée en terre promise. Cet appel, c’est celui de l’espérance. Du regard porté plus loin que sur le présent. Qui donne la force de marcher encore en direction d’une vie où coule le lait et le miel. Nos vies sont inscrites dans la mémoire de Dieu et lorsqu’il nous semble qu’il nous a oublié, crions! Appelons-le à se souvenir de nous.
Le troisième axe du souvenir que le monde biblique met en lumière est paradoxalement celui de l’oubli.
Ce passage de l’épître aux Hébreux:
Voici en quoi consistera l’alliance que je conclurai avec mon peuple, dit le Seigneur: je mettrai mes lois dans leur intelligence, je les inscrirai dans leur cœur; je serai leur Dieu et il sera mon peuple. Je pardonnerai leurs fautes, je ne me souviendrai plus de leurs péchés.
Hébreux 8,10- 12 extraits
Le troisième axe de la mémoire est intimement lié au pardon. Le travail sur le souvenir doit aussi permettre de passer à autre chose, de ne pas garder ouvertes les blessures. Lorsque l’on dit que Dieu ne se souviendra plus des péchés, cela ne veut pas dire qu’il est amnésique, mais qu’il pardonne. Personne n’est définitivement déterminé par ses fautes passées. Par le pardon, il est possible de se relever, de rebâtir autre chose. Garder le souvenir des fautes, c’est inscrire pour l’éternité une personne ou un peuple dans ses actes mauvais, c’est les condamner à n’être définitivement réduits à ce qui les fait tomber. Par le pardon, Dieu ouvre la possibilité d’une vie restaurée. Il ouvre la possibilité d’une histoire différente de celle passée.
Humilité — Espérance — Pardon
Le monde de la Bible nous fait découvrir trois axes de la mémoire:
Le travail de mémoire comme lieu d’humilité.
Garde-toi d’oublier! Un travail de mémoire effectué avec sérieux ne peut que nous éviter l’orgueil et la suffisance. Il est aussi un puissant appel à la reconnaissance: souviens-toi que la prospérité qui est la tienne, tu ne l’as pas obtenue par tes propres forces. Un appel à la reconnaissance et à l’humilité dans la conscience que ce que nous avons aujourd’hui, on peut le perdre.
La mémoire de Dieu comme lieu d’espérance.
Cet appel à nous souvenir que Dieu n’a jamais abandonné son peuple. Et qu’il nous appartient aussi à nous de lui adresser ce cri : souviens-toi de moi, de nous !
Et enfin la mémoire comme lieu de pardon. La grâce que Dieu nous fait est celle de ne pas nous réduire à nos actions passées, mais de nous permettre toujours de vivre une vie restaurée.
Humilité, espérance, pardon. Ces trois axes ont un point commun: celui de la relation. Le travail de mémoire doit permettre de nouer ou renouer une relation entre Dieu et son peuple, entre Dieu et le croyant, la croyante.
Si la prospérité fait oublier la traversée du désert… la relation avec Dieu est rompue puisque l’être humain ne vit plus que pour lui-même.
Si Dieu nous oublie… alors que sommes-nous encore ?
Si tout pardon est impossible… alors c’est un chemin de mort.
Le souvenir est donc essentiel. Non pas seulement pour le passé, mais pour le présent et même pour l’avenir. Il est le fil qui tisse la relation entre Dieu et nous.
Garde-toi de l’oublier !
Amen
L’exposition temporaire « Dans les camps. Archéologie de l’enfermement » est à voir jusqu’au 12 janvier 2025. Pour visiter un peu de chez soi: