Encore faut-il ne pas se tromper d’objectif

Prédication du dimanche 24 septembre 2023 à Colombier.
Textes bibliques: Psaume 135,5-14 et Matthieu 19,16-26

Tout est question d’organisation

En matière d’organisation, j’ai un peu tout essayé. Le tableau d’affichage avec des billets épinglés, les post-it collés un peu partout sur le bureau ou autour de l’écran d’ordinateur, l’agenda grand format avec des cases pour y inscrire les tâches, les applications sur le téléphone…
J’ai fait de multiples essais et finalement ce qui me convient le mieux, ce sont les listes. Inscrites dans un cahier qui m’accompagne partout, mon bullet journal. Vous connaissez le bullet journal, le Bujo? C’est l’américain Ryder Caroll qui a développé cette méthode d’organisation. Tout tient dans un cahier. Pense-bête, tâches à accomplir, répertoire d’idées ou de questions, tout est réuni à un seul endroit sous forme de listes.

L’avantage des listes, c’est la satisfaction ressentie lorsque l’on inscrit un vu ou une petite croix en bout de ligne.

• envoyer le plan du culte aux lecteurs de dimanche: vu
• transmettre le décompte de frais du camp à Alfred: vu
• acheter un pique-nique pour la course d’école de ma fille: vu
• préparer la séance du Conseil paroissial: vu
• prendre rendez-vous chez le garagiste: vu

Quelle satisfaction!

Même si cela n’empêche pas d’oublier certaines tâches parce qu’on ne les a pas notées tout de suite, ou d’en repousser d’autres… il faut bien l’avouer. Les listes ne sont pas la solution miracle contre la procrastination… Mais dans un Bujo, un point est fait en fin de journée. Les tâches accomplies ont été marquées d’une croix, celles qui ne le sont pas sont évaluées. Soit finalement elles ne sont pas importantes, on choisit donc de ne pas les accomplir et on les biffe, soit elles doivent être reportées. Dans ce cas, une petite flèche est marquée en bout de ligne. Puis à la page suivante, on commence une nouvelle liste recueillant les tâches à accomplir le lendemain. Si bien que les choses que l’on reporte à force de les réécrire chaque jour pour le lendemain commencent à nous agacer. La seule manière de s’en défaire est de les accomplir. On y trouve donc une nouvelle motivation.

Les listes ne sont sans doute pas la solution miracle, mais elles ont l’avantage d’agir contre un des maux du siècle: ce que les psychologues nomment la charge mentale. Ce poids insidieux qui pèse semble-t-il en particulier sur les femmes si l’on en croit les recherches. Surcharge psychique provoquée par le nombre de choses à organiser, gérer, planifier, accomplir…

Disposer ces pensées en liste et se réjouir de ce qui a été accompli lorsque ligne après ligne, les petites croix s’accumulent en marge, et voilà un peu de cette lourdeur qui s’en va.

Un adepte avant l’heure

L’homme qui s’approche ce jour-là de Jésus devait être de ceux qui aiment fonctionner avec des listes. Un adepte du bullet journal avant l’heure! Mais son ambition dépasse celle d’organiser sa vie professionnelle ou sa vie de famille. Ce qu’il cherche à atteindre, lui, ce n’est rien de moins que la vie éternelle.

Dans l’énoncé même de sa question, on perçoit cette ambition. «Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle?» Trois éléments me font tendre l’oreille dans cette phrase: les verbes faire et avoir et l’adjectif bon. Cela dit déjà beaucoup. Pour cet homme, il s’agit d’avoir la vie éternelle, de l’obtenir. La quête dans laquelle il s’engage avec ardeur a donc un but clair. Il vise un résultat. Ceci est à mettre à son crédit, car l’immense majorité des projets qui n’aboutissent pas échouent parce que le but à atteindre n’était pas clair. Lui, il sait ce qu’il recherche.

Dans la vision qui est la sienne, pour avoir le résultat qu’il cherche à atteindre, il s’agit de faire le nécessaire pour l’obtenir. Il qualifie même ce faire: il s’agit de faire quelque chose de bon. «Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle?»

Quand on est lecteur ou lectrice plus ou moins régulier des évangiles, on devient coutumier du fait que Jésus répond toujours un peu à côté des questions qui lui sont posées. Là encore, il ne manque pas de le faire: «pourquoi m’interroges-tu au sujet de ce qui est bon? Un seul est bon.» Mais curieusement, et contrairement à bien des fois, il ne s’en tient pas à retourner une question qui déstabilise son interlocuteur (et avec lui les lecteurs et lectrices que nous sommes). Jésus glisse juste cette question sans laisser à l’homme la possibilité ou le temps d’y réfléchir et il poursuit. Il entre alors dans la logique de l’homme.

Tu veux savoir ce que tu dois faire de bon? Eh bien suit la loi. Tout est là, inscrit dans les textes fondateurs. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ce qu’il y a à faire pour accomplir une vie bonne, tout le monde le sait. La difficulté ne réside donc pas dans le fait de composer la liste, mais bien dans celui d’y apposer les vus.

Toujours plus

Qui parmi nous ce matin pourrait prétendre avoir entièrement accompli la loi? Aurais-je l’audace d’inscrire un vu au bout de la ligne «aime ton prochain comme toi-même»?!?…

Eh bien l’homme l’a fait. Il est amusant de remarquer ici que Matthieu nous parle du jeune homme. Jusqu’à présent, on ne savait pas qu’il était jeune. Est-ce parce qu’il est jeune qu’il peut prétendre avoir obéi à tous les commandements? N’a-t-il pas encore vécu suffisamment pour commettre des fautes? Ou bien est-ce quelque chose de l’ordre de l’orgueil de la jeunesse?!?

L’homme pense avoir tout accompli et pourtant il est conscient qu’il n’a pas encore atteint son but, il ne possède pas la vie éternelle. On sent comme une pointe de déception. L’homme espérait-il sans doute une révélation, l’accès à un savoir exclusif. En tout cas pas que Jésus lui dise ce qu’il savait déjà. Il en redemande, espère des exigences plus hautes, des lois supplémentaires, de nouveaux objectifs à atteindre. Toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort.

Et il déchante, puisque les exigences suivantes ne sont pas de l’ordre de la morale, mais de l’acte absolu. Donner toutes ses richesses et suivre Jésus. Ce n’est pas la première fois dans l’évangile de Matthieu qu’est pointée la relation difficile de l’être humain à l’argent qui le tient. Mais ce n’est pas là ce qui m’intéresse le plus ici. Si tu veux être parfait… lui dit Jésus. Et c’est bien cela dont il s’agit.

Soif de perfection

L’homme est engagé dans cette quête absolue de la perfection. Faire ce qui est bon. Jésus le pousse à aller au bout de son système. Si vous avez remarqué, aucune garantie ne lui est donnée. Quand bien même il donnerait tous ses biens, obtiendrait-il la vie éternelle? Rien de moins sûr. Ce que lui dit Jésus, c’est: si tu veux être parfait, voilà ce qu’il te reste encore à faire. Mais à aucun moment il n’a été dit que la condition pour obtenir la vie éternelle était d’être parfait!

L’homme avait un objectif clair: obtenir la vie éternelle. Et les moyens pour y arriver: toucher la perfection. Jésus lui dit en substance: tu t’es trompé d’objectif, tu peux donc t’épuiser à mettre en œuvre tous les moyens possibles, tu n’y arriveras pas.

Le chemin qu’a choisi l’homme ne peut que le conduire à l’échec. Jamais il ne sera suffisamment parfait, toujours il sera confronté à ses faiblesses, il trébuchera, il échouera. Une vie engagée dans la recherche effrénée de l’accomplissement ne peut que conduire au désespoir, au manque d’estime de soi, à la chute.

Obtenir la vie éternelle de cette manière est aussi impossible que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille. Cette image est parlante. On peut se représenter le chameau dans tous les sens, c’est impossible.

Pourtant, le chameau peut passer sa vie à essayer. Et il y en a des chameaux qui s’esquintent, se contorsionnent, s’usent à ressembler à une bobine de fil. Et il y en a des gens qui s’esquintent, se contorsionnent, s’usent à chercher la perfection.

Ce chemin ne peut mener qu’à l’échec, au non-sens, à la chute. Mais alors qui? Qui peut s’en sortir? Qui peut être sauvé?

Une vie de chameau?

La réponse de Jésus est cinglante: personne ne le peut. Aucun chameau, aucun homme, aucune femme. Mais à Dieu, tout est possible. Glissée en fin d’échange, cette petite phrase change tout.

À Dieu, tout est possible. La vie éternelle ne se gagne pas, ne s’acquiert pas, ne s’obtient pas en accomplissant une liste de bonnes choses. La vie éternelle se reçoit. Parce qu’à Dieu tout est possible et qu’il a choisi de nous en faire don. Avoir la vie éternelle est une quête insensée. Recevoir la vie éternelle, voilà ce à quoi nous devrions tendre.

Tel en est-il du retournement de cette histoire. Puisque le chemin de la perfection ne peut qu’aboutir dans un mur, Jésus désigne une autre porte. «Un seul est bon» avait déjà glissé Jésus en début d’échange avec le jeune homme. À Dieu seul tout est possible.

Souvenons-nous encore que dans l’évangile, l’éternité n’est pas une durée, mais une qualité. La vie éternelle, la vie avec un V majuscule, la vie de qualité supérieure ne dépend pas de nos gesticulations, mais d’un don qui nous est fait. Il nous appartient alors de faire un choix: celui de passer notre existence de chameau à vouloir passer par le trou d’une aiguille ou celui d’accueillir ce don à cœur ouvert.

Amen