Il n’y avait plus que des hommes

Prédication donnée à l’église catholique de Colombier lors de la célébration œcuménique de la Semaine de prière pour l’Unité des chrétiens, le 19 janvier 2020

Lecture biblique: Actes 27,18-28,10

 

C’est à une communauté chrétienne de Malte que nous devons, cette année, les textes de la célébration de la semaine mondiale de prière pour l’unité des chrétiens que nous vivons ce matin ici-même et en communion avec des chrétiens et des chrétiennes du monde entier.
Des croyants Maltais qui nous invitent à explorer les racines de leur foi. La Bible garde la mémoire de l’arrivée de l’Évangile sur leurs terres et depuis ce jours hommes et femmes ont entretenu cette flamme, transmis leur espérance, cultivé l’Évangile de génération en génération.
L’arrivée de Paul et de ses compagnons sur l’île de Malte n’est pas le résultat d’un plan de diffusion parfaitement organisé, d’un business plan millimétré, mais le fruit du hasard, l’aboutissement heureux d’une catastrophe: un naufrage.
Paul et ses compagnons étaient prisonniers sur ce bateau qui devait juste rejoindre la Crète pour passer l’hiver. Paul avait dit que cette traversée serait dangereuse, mais le capitaine avait affirmé qu’il assurerait et l’officier romain avait préféré lui faire confiance plutôt que d’écouter les avertissements du prisonnier.

Le monde de la marine est particulier. Il connaît son vocabulaire propre, son langage qui nous est souvent inconnu à nous, les gens du continent. Mises à part certaines expressions – et encore, on ignore parfois leur origine maritime: larguer les amarres, virer de bord, avoir le vent en poupe, une figure de proue, être au taquet, etc.
Le monde de la mer n’est pas le même que le monde à pied ferme. En mer, on touche aux extrêmes. On va aux limites de ses forces, on se confronte à l’infiniment plus grand que soi, on touche la mort du doigt.
De nombreux marins sont philosophes, confrontés aux extrêmes de l’existence, ils en tirent de grands enseignements sur la vie.
Ce récit du livre des Actes s’inscrit parfaitement dans cette veine.

Le projet est clair, la ligne dessinée. On s’engage dans une voie, confiants d’avoir prévu la route à suivre. Mais le vent se lève, élément extérieur incontrôlable, imprévisible, immaîtrisable.
Au début, on lutte contre les vents contraires, forts de la conviction que la route qui a été tracée est la bonne et que malgré les éléments, on tiendra bon.
Puis on se résigne à accepter les conditions du moment et au lieu de lutter contre, on se laisse porter par, on fait avec. Sans savoir où cela nous mènera, sans maîtriser ni l’itinéraire ni la destination, on se décide à se laisser emporter quitte à nous éloigner de notre but.
On sait que cela va faire mal, mais il faut s’ouvrir à une autre issue.
Et puis on se recentre sur ce qui est important. On lâche du leste, on renonce à une partie de ce que nous avions emporté dans l’espoir de sauver le principal : nos vies.

Des images qui peuvent illustrer notre réalité à plusieurs niveaux.
Au niveau personnel quand dans nos vies bien organisées survient un bouleversement. Perte d’emploi, maladie, burn out, décès d’un proche. Des événements qui chamboulent nos existences et nous obligent à réapprendre à vivre différemment.
Au niveau collectif, au sein de nos familles, dans nos relations sociales, professionnelles ou personnelles, ou même dans nos communautés d’Église et dans les relations œcuméniques qui sont au centre de cette semaine.

Des bouleversements qui nous obligent à accepter de nous laisser dériver pour accoster ailleurs et autrement.

Au cœur de la tempête, alors qu’à la peur, à la nuit et au froid s’ajoute la faim pour tous ces hommes, Paul se lève et parle.
il fait plus clair lorsque quelqu’un parle
Mais cette parole sonne comme un reproche. « Vous voyez mes amis, il aurait fallu suivre mon conseil. »
Je vous l’avais bien dit… n’est-ce pas la pire chose à dire dans ces moments là ?!?

Mais Paul dit « mes amis ». Ils sont tous dans le même bateau (c’est le cas de le dire) et dans ces conditions, il n’y a plus de prisonniers, de capitaine et de Romains, il n’y a plus que des hommes.
Et si Paul avait raison en prédisant le danger de la traversée, c’est que l’on peut faire confiance à sa parole. On peut donc se fier à son exhortation à garder courage et à la promesse qu’il a reçue de son Dieu : aucun d’entre eux n’y laissera la vie.

Des paroles de courage et d’espérance qui, certainement ont compté dans cette épreuve. Pour tous, chrétiens et païens embarqués dans la même tempête.
Après 14 jours et autant de nuits (imaginez-vous !) de peur, de froid et de faim. De soupçon aussi que certains essaient de s’en tirer quitte à abandonner les autres, Paul fait un geste rassembleur.
Il partage le pain. Un repas à forte connotation liturgique vécu dans la simplicité, dépassant les différences parce que dans ce bateau, il n’y avait plus ni Romains ni équipage ni prisonniers, il n’y avait plus que des hommes.
Puis après avoir partagé ce repas, ils jettent par dessus bord tout ce qui leur reste de blé. Ils sont désormais totalement démunis mais ont repris courage. Au matin, un rivage est en vue et décident d’échouer le bateau, dernier sacrifice de tout bien matériel. Il ne reste plus que les hommes.

On hésite alors à tuer les prisonniers de peur qu’ils ne s’échappent mais le centurion appelle à la clémence : tous sont sortis vivants de la tempête, ils méritent de vivre.
L’arrivée sur les rivages de l’île de Malte sonne comme un soulagement immense. Une délivrance. Les autochtones ont témoigné d’une humanité peu ordinaire. Les autochtones, certaines traductions de nos bibles disent les barbares, des hommes et des femmes qui n’avaient auparavant jamais entendu parler du Christ et qui ont accueilli magnifiquement leurs frères humains.

Accueillons-nous aujourd’hui les hommes et les femmes qui échouent sur les rivages de l’Europe avec cette même humanité ?
Si vous avez déjà eu l’occasion de lire ou, mieux encore, d’entendre des migrants raconter leur périple, vous savez que pour beaucoup, les problèmes ne font que commencer.
Poser le pied sur la terre ferme de notre continent est une délivrance de courte durée. Et tous n’y parviennent pas. En 2019, selon l’Organisation internationale pour la Migration, 1283 personnes (hommes, femmes et enfants), ont perdu la vie en Méditerranée.

Voilà une réalité qui fait mal et qui devrait nous faire réfléchir au monde dans lequel nous vivons. Remué par des tempêtes de natures diverses, mais toutes ravageuses : conflits armés, incendies incontrôlables, conséquences du réchauffement climatiques.
Dans ce monde là, nous avons besoin plus que jamais d’entendre une parole s’élever. Pour dépasser le « je vous l’avais bien dit », et nous rassembler autour d’une espérance et d’un encouragement à dépasser nos différences pour honorer ensemble la Vie que Dieu nous donne.

Amen