Perte de maîtrise

Les sœurs de la communauté de Grandchamp m’ont conviée à présider le culte du jeudi soir de la première semaine de l’Avent. Voici le texte de la prédication, basée sur les lectures bibliques du jour : 1 Thessaloniciens 4,1.9-12  et  Luc 20,20-26.

Une parole

Leurs intentions sont mauvaises. Il n’y a là-dessus aucun doute. Ils s’approchent de Jésus en jouant les justes et lui adressent des compliments. Croient-ils ainsi le duper ? Espèrent-ils l’amadouer en le flattant pour mieux le piéger ensuite ? En faisant cela, ils se dupent eux-mêmes. Ils tombent dans le piège qu’ils ont eux-mêmes tendu.

Pour que leur question sur l’impôt à César semble n’être qu’une question anodine, ils commencent par adresser à Jésus quelques flagorneries, mais derrière leurs paroles, résonne une vérité qui les dépasse. Leurs intentions sont mauvaises mais il n’en demeure pas moins que leurs paroles disent vrai : « Maître, nous savons que tu parles et enseignes de façon correcte, que tu es impartial et que tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. »

Oui, les enseignements de Jésus sont corrects! En effet, il est impartial. Il voit au-delà des apparences. Et il montre bel et bien les chemins de Dieu, en vérité.

Au-delà de celui qui la prononce, la parole sait se faire plus forte. Plus forte que les fourberies, plus forte que les mesquineries, plus forte que les ignorances ou les maladresses. Telle est la parole de Dieu : sa vérité éclate les carcans des intentions mauvaises. Sa profondeur brise les limites de la maîtrise humaine.

Une fois qu’une parole a été prononcée, son sens échappe à son émetteur. Dès l’instant où ces mots ont franchi les lèvres de ces hommes, libre à eux de résonner dans les oreilles de ceux qui les reçoivent. Libre à l’Esprit de les laisser s’enraciner dans le cœurs des auditeurs. Les interlocuteurs de Jésus perdent la maîtrise de leurs paroles. Oserons-nous nous en saisir ?

Un geste

« Nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César ? » Ah nous y voilà ! C’est bien à cela qu’ils voulaient en arriver. Toutes les flatteries du début ne servaient en réalité qu’à adoucir le chemin vers le centre de la conversation. La question piège. Pourquoi cette question est-elle une question piège ? Pour la simple et bonne raison que quoi que Jésus réponde il sera pris en défaut. Dans la question elle-même est posée l’alternative : est-il permis, oui ou non ?!? Si Jésus répond oui, c’est qu’il prête allégeance au pouvoir romain, nombre de celles et ceux qui le suivent seraient déçus de lui et s’en détourneraient sans doute puisqu’ils voient en Jésus un libérateur. S’il répond non, c’est un rebelle ! Voilà une bonne raison de le livrer aux autorités romaines. Ces hommes poursuivent donc deux objectifs : trouver un moyen de livrer Jésus aux romains et miner le soutien populaire dont il bénéficie. Quelle que soit la réponse de Jésus, oui ou non, il sera mis en échec.

Habillement, Jésus se libère de l’impasse où on cherchait à l’enfermer par une contre-question et un geste. Un geste tout simple mais qui va marquer les esprits : Faites-moi voir une pièce d’argent ! En demandant à voir une pièce, il oblige ses interlocuteurs à plonger une main dans leur poche pour en ressortir une pièce à l’effigie de César. Ces pièces, ils en ont dans leur poche. Tout le monde en a. Ils s’en servent eux aussi, comme tous leurs contemporains. Et ce que les témoins de la scène voient, ce sont ces hommes-là qui tiennent ces pièces-là dans leurs mains. Eux aussi sont compromis avec le pouvoir romain, ils ne font pas exception.

Le geste, comme la parole, brise les frontières du sens. Les images parlent. Elles disent quelque chose de plus grand, quelque chose de plus puissant. Le geste est transcendé. Il dépasse le mouvement anodin pour s’inscrire dans l’univers du message.

Une question

La contre-question : de qui cette pièce porte-t-elle l’effigie et l’inscription ? C’est dans la bouche des autres que se retrouve le nom de César. Le prononcer est un échec et révèle chez eux duperie et compromission. La monnaie est à l’effigie de César. De fait, la vie de la cité, les échanges commerciaux, la vie civile et politique sont placés sous le signe de Rome. Telle est la réalité. Telle est la réalité du monde d’alors. Le véritable enjeu n’est pas là. Le véritable enjeu est de savoir où l’on place César. Autrement dit, si l’on fait de César un Dieu ou non. Si on lui reconnaît un pouvoir civil ou un pouvoir absolu.

Rendre à César. C’est refuser de considérer une instance politique, humaine, comme une divinité.
Rendre à Dieu. C’est refuser de se représenter Dieu comme un César.

Le Christ n’est pas un empereur. Il ne s’impose pas à nous et nous ne sommes pas contraints de l’adorer par crainte. Le Christ a une toute autre grandeur. Et c’est dans la crèche et sur la croix qu’il l’a révélée.

Rendons-lui la tâche aisée

Des paroles, des gestes, des instants qui signifient l’évangile. Et qui ne peuvent, si nous les recevons dans toute leur puissance, que nourrir en nous une foi grandissante, une espérance qui transforme et qui transcende nos propres paroles et nos propres gestes. Lorsque Paul exhorte les Thessaloniciens, il leur dit : ce que vous faites est déjà très bien mais vous pouvez faire mieux encore. Un appel à l’affection fraternelle, à la communion sororale, qui doit sans cesse s’ajuster et se traduire dans de nouvelles paroles, dans de nouveaux gestes habités. Une affection les uns pour les autres facilitée par l’amour du Christ pour chacune et chacun d’entre nous. Un amour de Dieu qui se vit aussi au-travers des paroles et des gestes d’affection qui habitent nos relations fraternelles et sororales.

Ce n’est pas pour plaire à Dieu que nous sommes appelés à l’amour du prochain. C’est pour vivre et faire vivre son amour que nous y sommes exhortés. Des paroles et des gestes qui deviennent témoignages. Et qui portent du sens bien au-delà de nous-mêmes.

Sur les mots qui sortent de notre bouche,
sur les gestes que nos corps, que nos yeux, que nos mains effectuent,
l’Esprit s’appuie.

Donnons-lui des paroles à faire raisonner !
Offrons à l’Esprit saint des vers, des chants et des douceurs à faire vibrer.
Rendons-lui la tâche aisée !

Le Christ enseigne les chemins vers Dieu. Il voit au fond des cœurs et ne s’arrête pas aux apparences.
Qu’en ce temps de l’Avent, nous offrions à l’esprit de Dieu nos paroles et nos gestes comme autant de petits cailloux disposés sur le chemin.

Dans le monde rude qui est le nôtre,
offrons à Dieu des paroles et des gestes pour faire résonner son Évangile.
Rendons-lui la tâche aisée.
Amen