Prédication du dimanche 17 novembre 2024 à Grandchamp
Lectures bibliques : Daniel 12,1-3 ; Hébreux 10,11-18 ; Marc 13,24-32
Des gestes vidés de leur sens
En méditant les textes de ce dimanche, je me suis prise à m’imaginer ces prêtres dont parle l’épître aux Hébreux. Ces hommes qui, jour après jour, mois après mois, année après année, accomplissent les gestes rituels dont ils ont la charge. Ils le font avec sincérité, profondeur, ténacité. Mais malgré tous leurs efforts, les rites qu’ils accomplissent demeurent inefficaces. Jamais ils ne parviennent à accomplir pleinement la tâche pour laquelle ils sont conçus.
Il me faut là vous faire une confidence. Ce texte, j’y réfléchissais en faisant du repassage. C’est une des tâches ménagères que je préfère car les gestes sont suffisamment automatiques pour que l’esprit puis partir se balader. Mais j’ai soudain fait le rapprochement entre ces chemises dont mon fer ôtait les plis et les rituels répétitifs évoqués dans l’épître aux Hébreux.
Les tâches ménagères sont un éternel recommencement. Et jamais on ne peux profiter de son accomplissement en plénitude. À peine avez-vous lavé, suspendu, repassé, plié et rangé votre linge dans la penderie que déjà le bac à linge sale de la salle de bains est à moitié plein. À peine avez-vous terminé de nettoyer votre cuisine que vous ressortez déjà une planche à découper et une casserole pour faire mijoter le repas suivant. Jamais on ne peut vivre cette profonde satisfaction de l’accomplissement total.
Le monde idéal
Imaginez un monde où, avant même d’avoir ôté nos vêtements sales le soir, on les trouverait déjà suspendus dans la penderie, sentant bon le linge propre. Imaginez une journée où, avant même d’avoir dégusté la dernière bouchée de dessert, votre vaisselle et vos casseroles seraient déjà rangées, rutilantes, dans le buffet.
Eh bien ce monde idéal, il existe. Et même mieux, nous yvivons déjà. Par pour ce qui est des robes et des casseroles, mais dans notre existence même et notre vie spirituelle profonde. Par la grâce de Dieu!
Par la grâce de Dieu, avant même que nos pensées nous aient éloignés de la volonté de Dieu… Avant même que nos élans égoïstes nous aient détourné des autres… Avant même que notre petitesse humaine nous ait poussé à agir avec mesquinerie…
… nous sommes déjà pardonnés.
Par la grâce de Dieu, nous revêtons chaque matin des vêtements sans le moindre pli et nous mangeons dans de la vaisselle éternellement propre. Par la grâce de Dieu! Cette annonce nous bouscule dans nos représentations, elle crée un choc qui nous fait prendre conscience de l’immensité de cette grâce.
Il m’arrive bien des fois de me laisser rattraper par le quotidien et de ne plus prendre toute la mesure de cette grâce! Cet accomplissement total est-il d’ailleurs audible dans l’univers troublé dans lequel nous vivons? Pouvons-nous réellement y proclamer que le Christ a déjà tout accompli alors que le monde se déchire? C’est justement la question de l’étonnant chapitre 13 de l’évangile de Marc. Ce langage, ces images, cet esprit qui détonne tant du reste de l’évangile. Après les miracles qu’il accomplit ou les guérisons qu’il prodigue, Jésus presse toujours ses disciples de ne pas en parler. Il insiste sur ce secret messianique. Jésus ne veut pas devenir célèbre, il vient proclamer la libération de tout ce qui entrave la vie en plénitude. Il ne veut donc pas attirer l’attention sur sa personne mais sur l’œuvre de Dieu.
Le soleil, la lune et les étoiles
Et soudain, ce chapitre 13 annonce la venue en gloire du Fils de l’homme, entouré d’un nuée. Cette annonce nous bouscule dans nos représentations, ce choc nous fait prendre conscience de l’immensité de sa venue. Cette venue s’opère dans les temps troublés du monde, le temps de la détresse. Et semble accompagnée de phénomènes cataclysmiques. Le soleil qui s’obscurcit, la lune qui ne brille plus, les étoiles qui tombent du ciel. Le soleil, la lune et les étoiles… astres et planètes indispensables à la vie sur terre. Ils rythment nos jours et nos nuits, offrent lumière et repos nécessaires à la végétation, tempèrent la terre, provoquent les marées… On ne peut vivre sans eux. Leur chute signifierait la fin du monde, la fin de notre monde.
Mais dans l’Antiquité et dans le monde biblique, le soleil, la lune et les étoiles, ce sont aussi des divinités païennes. Souvenons-nous du merveilleux poème de la création qui ouvre le 1er chapitre de la Genèse. Composé à Babylone par des théologiens du peuple hébreu déportés, il met en scène notre Dieu créateur suspendant comme de simples lanternes les astres sur le voûte du ciel. Amenée avec toute la finesse que la poésie permet, un lecteur avertit lit aisément entre les lignes l’affirmation forte que Babylone a beau être une grande puissance, les dieux qu’elle adore ne sont que de vulgaires lumignons. Le vrai et l’unique créateur, c’est Dieu.
La chute du soleil, de la lune et des étoiles n’est peut-être pas un événement cataclysmique, un bouleversement cosmique ou une catastrophe apocalyptique. C’est peut-être l’annonce de la fin des idoles. Les masques tombent. Ce qui autrefois faisait illusion : le pouvoir clinquant, la puissance imposante se révèlera n’être finalement que ce qu’elle a toujours été. De simples lanternes suspendues.
Les masques tombent
L’image qui me vient ici est celle d’une grande salle un lendemain de fête. Quand les invités sont partis, que la lumière du jour éclaire de manière crue l’espace qui le soir d’avant était lieu de féérie. Les ballons à moitié dégonflés pendouillent, les cotillons dorés qui reflétaient les lumières des projecteurs ne sont plus que des bouts de papiers sales que l’on foule au pied. La table du buffet alléchant n’est plus qu’une vielle nappe tachée et pleine de miettes.
À la venue du Christ en gloire, les effets de manche du monde se révèlent sous leurs véritables lumières. Les puissances du monde montrent leur vrai visage. Les masques tombent. Ce que nous avons cru être puissance et pouvoir ne se révèle que décor vidé de sa substance. C’est ce que nous annonce ce chapitre 13 de l’évangile de Marc.
Renoncer à tout langage descriptif, explicatif ou objectivable. C’est ce que font avec brio les textes de ce jour. En usant d’images cosmiques ou en faisant allusion à certains rituels religieux qui se révélaient vidés de leur substance. De même que l’on peut le faire en faisant appel à des images ménagères et quotidiennes. Tout langage, toute image susceptible de provoquer en nous ce déplacement, cette prise de conscience de la puissance de ce qu’est la grâce de Dieu.
Ces textes ne nous parlent pas d’un avenir lointain, mais nous affirment que le Christ a déjà tout accompli. Le royaume du Christ est déjà venu. Nous vivons déjà, ou tout au moins nous pouvons vivre déjà, sous le règne de sa grâce. La moindre petite branche de figuier à peine assouplie après l’hiver annonce non seulement le printemps mais déjà l’accomplissement estival. Telle est notre espérance et notre foi! Que les puissances illusoires du monde tombent. Qu’elles se révèlent pour ce qu’elles sont véritablement. Telle est notre espérance et notre foi! Que s’ancre en nous jour après jour la certitude pleine et entière que le pardon de Dieu nous précède toujours. Telle est notre espérance et notre foi!
Dans deux semaines, nous entrerons dans le temps de l’Avent. Alors les masques tomberont. Les valeurs seront renversées. Un roi verra le jour dans une étable plutôt qu’un palais. Une étoile ne sera plus objet d’adoration mais désignera celui vers qui véritablement s’oriente notre regard. Déjà nos vêtements de fête sont repassés pour l’accueillir.
Amen