Prédication du dimanche 18 février 2024 à Rochefort
Textes bibliques: Deutéronome 19,15-21 et Matthieu 5,38-48
Œil pour œil, dent pour dent
La loi du talion. Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. Tout cela nous semble barbare. La loi du talion nous apparaît comme l’exemple même d’une justice sauvage et impitoyable. Mais il convient de se souvenir du contexte de l’édiction de cette loi. Le peuple hébreu qui traverse le désert n’a plus aucune structure sociétale. Il a quitté un monde dans lequel il était soumis à la juridiction égyptienne et l’organisation en société structurée n’arrivera qu’au temps de l’installation au pays de Canaan. Entre deux, le peuple erre. Mais cette traversée dure (40 années tout de même) et la nécessité de se structurer devient indispensable. La Loi est reçue alors comme un don de Dieu. Les dix commandements, ainsi que toutes les règles édictées, permettent à ces hommes, ces femmes et ces enfants – à cette société humaine – de vivre ensemble.
Moïse incarne cette figure d’autorité. Par lui, le peuple a reçu de Dieu la loi qui offre le cadre au milieu duquel la vie peut s’épanouir. La loi est un don. Et Dieu en donne les grands principes. Il relève ensuite de la responsabilité des êtres humains d’en décliner les usages. Nous pouvons lire dans les premiers livres de l’Ancien Testament cette volonté de d’applications de la Loi aux réalités du peuple. De longs chapitres des livres de l’Exode, du Deutéronome, du Lévitique et des Nombres y sont consacrés.
La justice plutôt que la vengeance
Bien entendu, il faut nous garder de faire un usage inadéquat de ces passages en prétendant que ce sont des lois à appliquer à la lettre. On ne met pas un homme à mort en le lapidant parce qu’il a ramassé du bois un jour de sabbat ! (Nb 15,32-36). De même, il nous arrive de consommer la viande des animaux qui ruminent ou qui ont les sabots fendus, alors que le Lévitique est très précis à ce sujet (Lév 11,2-8). Pourtant, en agissant ainsi, nous ne contrevenons pas à la volonté divine.
La loi du talion n’est pas à prendre au mot. Le sens de cette loi est de circonscrire le besoin de justice et de réparation de celui ou celle qui a été lésé. Pour un œil, tu ne peux exiger rien de plus qu’un œil. L’objectif est d’effacer l’ardoise du tort causé pour permettre à la relation d’être à nouveau possible. La loi du talion met un terme à l’escalade de la violence qui, elle ne se termine jamais et rend le retour à la relation impossible. Elle extrait le besoin de réparation du lésé du système de la vengeance pour l’ancrer dans celui de la justice. Et elle inscrit le principe d’équivalence entre le préjudice et la réparation.
En ce sens, la loi du talion est un garde-fou précieux. Elle joue parfaitement son rôle de cadre au milieu duquel la vie en société devient possible.
Vaincre le mal par le bien
L’Ancien Testament, c’est le régime de la Loi. Le Nouveau, celui de la grâce. En Jésus-Christ la Loi est surpassée. C’est là le cœur même de la foi chrétienne. Dans ce passage de l’évangile de Matthieu communément appelé le « sermon sur la Montagne », Jésus réinterprète la loi de l’Ancien Testament et la place dans cette nouvelle lumière qui est celle de la grâce. Vous avez appris… mais moi je vous dis…
Les paroles de Jésus s’inscrivent dans un contexte tout à fait différent de celui dans lequel les lois de l’Ancien Testament avaient été édictées. Jésus vit dans un monde juridiquement organisé. Le rapport à la justice est tout à fait différent. Non seulement, il convient de relire la loi pour qu’elle fasse sens dans ce monde nouveau. Mais sa mission est aussi de faire connaître Dieu au monde différemment que par le don de la Loi.
Vous avez entendu qu’il a été dit « œil pour œil et dent pour dent », mais moi je vous dis de ne pas rendre le mal pour le mal. De même qu’il ne convenait pas d’appliquer à la lettre les prescriptions de l’Ancien Testament, de même il ne faut pas prendre à la lettre les recommandations de Jésus. Attachons-nous à l’esprit plutôt qu’à la lettre. En évoquant l’autre joue, Jésus propose un autre chemin que la confrontation. Un moyen de lutter contre le mal est de ne pas lui offrir ce qu’il cherche mais de le désarmer par une attitude inattendue. En laissant prendre le manteau en plus de la tunique, c’est se laisser mettre à nu et exposer ainsi aux yeux de tous l’injustice dont on est victime. En portant la charge d’un autre sur deux kilomètres plutôt qu’un, c’est lui dire en substance : je ne porte pas parce que tu m’y obliges mais parce que tu es fatigué et que c’est toi qui as besoin de moi.
Les trois exemples que cite Jésus ont ceci de commun : tous trois induisent un changement de regard. Par son attitude, la victime est grandie. Et l’oppresseur désarmé puisqu’il n’occupe plus une posture supérieure. Ce sont des situations pratiques qui illustrent cette parole de l’apôtre Paul : « Ne te laisse pas vaincre par le mal. Sois au contraire vainqueur du mal par le bien. » (Romains 12,21)
Aimer ses ennemis
Dans la suite du discours, on passe à un niveau d’exigence supérieur. Vous avez appris… mais moi je vous dit… Vous avez appris qu’il a été dit… Tu dois aimer ton prochain et haïr ton ennemi… Mais moi je vous dit : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. La barre est placée haute !
Pour commencer, il est important de signaler qu’haïr son ennemi n’est pas un commandement de l’Ancien Testament. La loi de l’amour du prochain existe bien, mais elle n’est pas suivie de la deuxième partie. Et si il est vrai qu’il existe des lois très dures contre les ennemis, des textes de vengeances et même des appels au massacre, l’Ancien Testament comprend aussi des lois favorables aux ennemis : lorsque tu trouveras le bœuf de ton ennemi égaré, tu le lui rapporteras (Ex 23,4-5) ou si ton ennemi a faim, donne-lui à manger (Pr 25,21).
Aimer ses ennemis. Quel défi ! Le week-end dernier, j’étais en camp avec les jeunes moniteurs et monitrices de catéchisme de nos paroisses et nous avons discuté de ce texte. La tentation est tout de suite d’arrondir les angles. Au fil de la discussion, il est de moins en moins question d’amour. Le verbe aimer avait laisser la place à tolérer… Au fil de la discussion, il est de moins en moins question d’ennemi. Ils ont laissé la place à ceux qu’on n’apprécie pas trop… Et cela demande un réel effort de se confronter à la radicalité du commandement : aimer ses ennemis. Parce que, comme le dit le texte, aimer ceux qui nous aiment, tout le monde peut le faire. Même les gens sans morale. L’amour des semblables relève de l’ordinaire. L’extraordinaire consiste à aller au-delà de l’amour du semblable.
On ne peut comprendre cette exigence sans saisir qu’ici aussi il est question de changement de regard. De la même façon que la relecture de la loi du talion modifie le point de perception et relevant la victime par son action. Elle devient ainsi plus grande en rendant le bien pour le mal. De même, l’amour de l’ennemi disloque le vis-à-vis brut de la confrontation entre deux ennemis en les plaçant tous deux sous le regard d’un seul et même Dieu.
Autrement dit, si la relation directe à l’ennemi se situe sur le seul plan de l’horizontalité, le commandement d’amour place l’un et l’autre dans la verticalité du rapport à Dieu. Si je me reconnais comme enfant de Dieu, je dois alors reconnaître aussi dans l’autre sa qualité d’enfant de Dieu. Si l’autre et moi sommes au même titre enfants du même Père, celui qui fait lever son soleil sur lui et sur moi, celui qui fait tomber la pluie sur lui et sur moi, alors mon regard sur l’autre ne peut être que transformé. Le commandement d’amour de l’ennemi implique un changement radical de posture et de regard que je porte sur l’autre.
Mon ennemi… ?!?
La question de la définition de l’ennemi est toujours difficile. Peut-être que ce terme n’évoque pas de situation concrète pour vous. Tant mieux, dirais-je. Pour les jeunes, ce n’était pas facile de trouver des exemples concrets. Il y a bien des gens qu’on aime moins mais de là à parler d’ennemis… Les ennemis sont parfois collectifs, c’est le cas dans les conflits armés où la haine pour l’autre n’est pas le fruit d’un différend personnel, mais de l’appartenance à un groupe. Mais hors des zones de guerre, il y a aussi des affrontements. Moraux, juridiques, familiaux. Des conflits de voisinage, des relations professionnelles toxiques, des rancœurs, des jalousies. Il y a des gens qui ont eu des paroles blessantes, parfois intentionnellement parfois non. Il y a des personnes qui usent nos nerfs et d’autres qui ont accompli des actes que l’on ne parvient pas à pardonner. Ne serait-ce pas d’une certaine manière nos ennemis ?
Il y a des gens qui sont difficiles à aimer. Et ce que demande Jésus, ce n’est pas de développer à leur endroit des sentiments nobles. Mais de changer de regard. Il ne m’est pas demandé d’aimer mon prochain ni mon ennemi parce qu’il est aimable, mais parce qu’il est ce frère pour lequel le Christ est mort. Pour lui autant que pour moi. Et si il n’est pas toujours possible d’aimer ou de pardonner. Il est toujours possible de prier Dieu de le faire. Demander à Dieu d’aimer ou de bénir celui que je peine à aimer, c’est déjà un sacré chemin ! Celui qui nous sort de la confrontation directe et laisse à Dieu l’opportunité de prendre sa place dans l’équation.
Soyez donc parfaits comme votre Père qui est au ciel est parfait. Ainsi se termine ce passage. La perfection fait peur. Nous n’osons pas avoir la prétention de viser la perfection sans craindre d’être orgueilleux. Mais la perfection dont il est question chez Matthieu n’est pas une perfection morale. Effectivement qui d’entre nous pourrait y prétendre ? La perfection ici, consiste en une unité entre ce que l’on croit et ce que l’on vit. Être un, en accord avec soi-même.
L’amour des ennemis n’est ni une utopie, ni une attitude pieuse de façade à adopter. Ce n’est pas le but à atteindre, mais le résultat d’une nouvelle vision de la réalité. Une vision du monde qui prend vraiment en compte la présence de Dieu.
Amen