Prédication du dimanche 15 mai 2022 à Auvernier.
Textes bibliques: Psaume 126 ; 1 Jean 4,7-11 ; Jean 16,16-24
Un peu de temps…
Encore un peu de temps. Un peu de temps… Qu’est-ce que ça veut dire un peu de temps ?
Ce peu n’a pas la même valeur quand il s’agit de patienter encore un peu de temps dans la file d’attente à la Poste ou que l’on se retrouve la bouche grande ouverte encore un peu de temps sur la chaise du dentiste. Il y a des petits peu et des grands peu. Quand il s’agit de passer un peu de temps en convalescence dans un home, les heures et les jours ne semblent pas avoir la même durée. Il y a des petit peu de temps qui semblent être des éternités. Et d’autres qui filent comme des éclairs. Dans mon souvenir, il n’existe pas de semaines aussi courtes que le petit peu de temps qui précède les examens à l’uni. Le temps n’est pas une valeur absolue. On profite un peu de temps de la compagnie de ses petits-enfants et les voilà déjà ados, adultes, voire parents eux-mêmes.
« Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus. Et un peu de temps encore et vous me reverrez. » Les disciples ne comprennent rien aux propos de Jésus. Il n’est pas rare que les disciples interprètent mal ses paroles ou que Jésus lui-même relève leur incapacité à saisir les enjeux de ses gestes et de son discours. Mais il n’est pas courant que les disciples disent aussi clairement : nous ne comprenons pas ce qu’il veut dire.
Ils ne comprennent pas et ils ne peuvent en réalité pas comprendre. Car ce à quoi Jésus fait allusion dépasse l’entendement et est proprement inaccessible à la compréhension humaine. Jésus est devant eux. Présent en chair et en os. Il annonce sa mort prochaine – ce qui est déjà difficile à imaginer pour les disciples qui voient en lui le maître et le sauveur. Plus encore que sa mort, il annonce sa résurrection. Personne ne revient de la mort à la vie ! Les disciples ne comprennent pas et ils ne peuvent pas comprendre. La résurrection appartient au domaine de l’inconcevable.
Et nous, comprenons-nous ce qu’il veut dire?
Le fait de connaître la suite de l’histoire nous aide souvent, nous lecteurs et lectrices du XXIe siècle, à comprendre les propos de Jésus relatés dans les évangiles. Contrairement aux disciples, nous comprenons ce que Jésus a voulu dire. Il explique à ses amis que dans peu de temps il va mourir, ce qui va provoquer une immense tristesse chez eux. Une tristesse qui sera complètement à contre-courant du monde. « Vous pleurerez et vous vous lamenterez tandis que le monde se réjouira ». Le monde extérieur fêtera sa victoire : l’ennemi aura été éliminé, le fauteur de trouble rayé de la carte. Cette liesse ne fera qu’appuyer plus encore sur la blessure béante des disciples. Sonnés, bouleversés par cette mort que Jésus leur avait annoncée mais qu’ils n’avaient pu imaginer.
Encore un peu de temps, leur dit Jésus, puis vous vivrez tout ça… Mais peut-on vraiment se préparer à vivre cela ?!?… et encore un peu de temps et vous me reverrez.
Notre connaissance de la suite de l’histoire aide le lecteur et la lectrice que nous sommes à comprendre. Les disciples, eux, aident le croyant et la croyante que nous sommes à entendre. Car il ne suffit pas de saisir intellectuellement de quoi il s’agit. Nous sommes appelés à une compréhension de tout notre être, à saisir cette vérité existentiellement, spirituellement.
Une parole martelée
Ce dialogue entre Jésus est ses disciples est vraiment étonnant. On connaît le talent littéraire de l’auteur de l’évangile de Jean, son soin à choisir chaque mot et ces versets sont d’une redondance presque indigeste.
« Dans peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps après vous me reverrez. (…)
Qu’est-ce que signifie : Dans peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps après vous me reverrez ? (…)
Je vous ai déclaré : Dans peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps après vous me reverrez. »
Littérairement ce n’est pas très bon…
Cette parole est répétée, martelée pour qu’elle s’inscrive dans l’esprit des disciples et dans le nôtre. Parce que le moment viendra, et ceci dans peu de temps, où toute nouvelle parole deviendra inaudible. Des temps de bouleversement absolu où il sera seulement possible de se raccrocher à quelque chose de connu. De se remémorer cette ritournelle : dans peu de temps vous ne me verrez plus, puis peu de temps après vous me reverrez…
Ce n’est pas au moment où l’on se retrouve dans l’œil du cyclone que l’on peut entendre une parole. Ce n’est pas quand le malheur s’abat que nous sommes disposés à recevoir la consolation si celle-ci tombe de nulle part.
Je me souviens d’une discussion que j’ai eu un jour avec une dame qui traversait une période très difficile et qui me disait que ce qui lui était insupportable, c’est que les gens lui disent : ça va aller. Au fil de la conversations, nous en étions arrivées à l’hypothèse que cette affirmation « ça va aller » servait plus de réconfort aux gens qui la prononçait que pour elle-même. Devant le malheur de l’autre, on se sent démuni. On ne peut rien faire, rien dire et il est à ce point insupportable de n’y pouvoir rien qu’on cherche à se rassurer soi-même. Ça va aller… Mais ce n’était pas cela la parole dont cette dame avait besoin et dans la situation difficile qu’elle traversait, elle ne pouvait pas en plus porter l’inconfort que l’impuissance provoquait chez l’autre.
Il y a des situations tragiques, des moments terribles où une parole qui se veut réconfortante est inaudible. Dans ce peu de temps, quand Jésus sera mort, les disciples ne pourront pas entendre la promesse de la Résurrection. Une parole disant que tout n’est pas fini ne serait pour eux que fausse consolation. Dans ce peu de temps qui semblera sans doute durer une éternité – car dans le bouleversement du deuil, le temps s’arrête et tout l’être est accaparé par le chagrin – ils ne pourront pas se projeter dans l’avenir.
Mais peut-être qu’en ressassant le passé, peut-être qu’en se souvenant des moments partagés avec Jésus, cette phrase leur reviendra à l’esprit. Dans peu de temps vous ne me verrez plus… puis peu de temps après vous me reverrez. La seule chance qu’ils entendent la promesse pour l’avenir, c’est qu’ils viennent la rechercher dans le passé.
Voici pourquoi il est si important que cette parole soit répétée, martelée à un moment de la vie des disciples où celle-ci peut s’ancrer en eux. Afin que, quand viendra ce temps de trouble, elle puisse vibrer quelque part où elle pourra faire écho. Les disciples nous parlent remarquablement bien de Pâques. Ils nous en font saisir la portée jusque dans les profondeurs de nos êtres. La promesse de la Vie qui est plus forte que la mort, la parole de Résurrection, ce n’est pas lorsque nous vivons Vendredi saint que nous pouvons la recevoir.
Elle doit nous être dite et redite encore lorsque la vie est là. Pour que le jour où tout sera bouleversé, nous percevions quelque part au fond de nous la résonance de cette Parole : en Jésus-Christ, la lumière a vaincu l’obscurité.
Pour que naisse la joie
Nous sommes encore pour quelques temps, jusqu’au dimanche de Pentecôte dans le temps liturgique de Pâques. Un temps qui dure 50 jours, de l’événement du tombeau vide jusqu’à celui du don de l’Esprit saint pour dire et redire encore le message de la Résurrection. 50 jours – un peu de temps – pour que s’ancre en nous cette vérité : en Jésus-Christ la vie est plus forte que la mort. Vous serez dans la peine, dit Jésus à ses disciples, puis votre peine se changera en joie.
Une joie qui n’a rien à voir avec les réjouissances outrageuses des adversaires qui croyaient avoir gagné en crucifiant Jésus. Une joie profonde, une joie véritable, une joie complète. Une joie que personne ne peut vous enlever.
Pour illustrer cette joie, le psalmiste évoque la joie de la moisson qui vient après l’effort, les doutes et les craintes du temps de la semence et de la croissance. L’évangéliste Jean évoque la joie de la femme qui tient dans ses bras l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. La joie de la vie. D’une vie véritable qui a traversé la douleur, les doutes et les craintes. Un état différent de l’état initial. Car l’être humain ressort transformé de l’épreuve, habité d’une joie que personne ne peut lui enlever.
Quelques semaines nous sont encore données dans ce temps liturgique de Pâques. Un peu de temps pour nous laisser imprégner profondément de ce que signifie la Résurrection, pour nous approprier la Bonne Nouvelle de Pâques et laisser naître en nous cette joie véritable.
Amen