Prédication du dimanche 2 février 2025 à Auvernier, qui sera reprise le 16 février à Fontainemelon dans le cadre d’un échange de chaire.
Textes bibliques: Jérémie 17,5-8 et Luc 6,17-26
Béatitudes et antithèses
Quand Jésus fait usage du paradoxe, il n’y va pas par le dos de la cuiller! Il semble n’y avoir aucune voie médiane entre le bonheur total et le malheur absolu. Pourtant la vie humaine est plus contrastée que cela. N’est-ce pas un peu simpliste de porter sur l’existence un regard aussi manichéen. Noir ou blanc. Heureux ou malheureux.
De certains textes, comme celui de Jérémie par exemple, nous aimons bien lire qu’une partie. Rêver à cet arbre qui plante ses racines tout près de l’eau et oublier qu’il est précédé de paroles sur ce buisson chétif. Il est plus fréquent de lire le texte des béatitudes dans l’évangile de Matthieu. Dès lors, ce problème se pose moins car Matthieu ne présente que des béatitudes. L’évangéliste Luc, lui, contrebalance les 4 béatitudes par 4 affirmations en antithèses.
En passant, on remarque que pour les sentences qui débutent par «heureux», nous possédons un terme pour les désigner: des béatitudes. Alors que pour celles qui débutent par «malheureux», nous n’avons pas de mot. Ce ne sont pas des malédictions car il ne s’agit pas d’appels au malheur. Ce sont des annonces, des mises en garde, des interpellations. Peut-être devrions-nous inventer un mot. Des malétitudes ?!?
Grand discours de Jésus
Ce texte se trouve au chapitre 6 de l’évangile de Luc. Dans les chapitres qui précèdent, Jésus a opéré plusieurs guérisons, il a ressemblé des foules, il a appelé des hommes à le suivre et a constitué le groupe des apôtres, mais il n’a pas encore enseigné. Ses paroles sont donc très attendues. A la fois des hommes et des femmes réunis ce jour-là mais aussi des lecteurs et lectrices de l’évangile.
Ce n’est pas sur une montagne comme chez Matthieu mais dans une plaine que Jésus adresse son grand discours à la foule constituée à la fois de disciples qui le suivent et de nombreux anonymes venus de loin pour le voir. Jésus lève les yeux sur ses disciples et voici ses premières paroles, celles qui ouvrent son enseignement: Heureux êtes-vous, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous! Autrement traduit: heureux êtes-vous, vous les pauvres, car le règne de Dieu est vôtre.
Les disciples ont tout quitté pour le suivre. Ils vivent dans une pauvreté matérielle certaine et ils ont renoncé à la sécurité d’un emploi et d’une vie de famille. Dans cette pauvreté là, Jésus leur annonce qu’ils vivent dans les valeurs du règne de Dieu. Du retournement complet de la définition des valeurs de ce monde que Marie chantait dans son cantique alors qu’elle était enceinte de Jésus : «il a renversé les rois de leurs trônes et il a donné une place élevée aux humbles…» (Luc 1,46-55)
Les disciples les plus proches oui, mais la foule, elle n’a pas tout quitté pour suivre Jésus. Elle est venue par intérêt, pour certains par espoir d’être guéris. Est-elle prête à entendre cela? Dans la même veine, nous pouvons nous demander : que faire de ces paroles dans notre réalité?
Qui est pauvre?
Je ne peux pas parler pour vous, mais quant à moi…
Je ne suis pas pauvre et je ne tiens pas à élever mes enfants dans la misère puisque j’ai la possibilité de ne pas le faire. Je ne manque de rien, je ne connais pas la faim. Il m’arrive de vivre des choses difficiles mais je ne vis pas dans les larmes. Je ne suis pas rejetée. Il y a même des gens qui m’aiment bien et qui me le disent.
J’ai plutôt tendance à vivre ma situation comme une bénédiction. J’ai la chance d’avoir un toit, un métier qui me plaît, de vivre dans un mariage heureux avec des enfants en bonne santé. Je reçois ma vie comme une grâce alors que faire de ces paroles de Jésus?
Si l’on regarde de près le texte, il y a plusieurs éléments très intéressants.
La première béatitude est exprimée au présent. Le règne de Dieu est vôtre. Il ne s’agit pas d’une promesse pour la fin des temps, d’une perspective eschatologique mais du présent de la vie. Dès à présent, nous pouvons vivre sous le règne de Dieu. Celui-ci est advenu par le personne du Christ.
Qui vit dès à présent sous le règne du Christ ? Les pauvres. L’évangéliste Matthieu spiritualise ce terme en précisant «les pauvres en esprit». Luc s’en tient à la pauvreté concrète, matérielle. On retrouve ici sans surprise la fibre sociale de Luc. Qu’est-ce que cela signifie être pauvre? Simplement ne pas laisser aux richesses matérielles le pouvoir sur nos vies. Ne pas leur donner tant d’importance qu’elles dirigent toutes nos décisions. Ne pas orienter nos existences vers la seule recherche des biens. Heureux ceux qui ne sont pas esclaves de leurs sous.
La faim et les larmes
On peut lire les 2 béatitudes suivantes en parallèle.
Heureux vous qui avez faim maintenant car vous aurez de la nourriture en abondance!
Heureux vous qui pleurez maintenant car vous rirez!
La situation actuelle, appuyée par le terme maintenant, est opposée à une situation future. Il y a donc ici une dimension de promesse très forte.
Si vous avez faim, c’est que vous n’êtes pas rassasiés. C’est que vous tendez encore vers quelque chose, que vous savez que vous n’êtes pas totalement comblés. La faim est un sentiment nécessaire pour avancer, pour se lever le matin, pour entreprendre. Si votre coupe est pleine, alors il n’y a plus de place pour quoi que ce soit d’autre. C’est que vous avez fait le tour et que votre vie est accomplie.
Si vous pleurez, c’est que vous aimez. Il n’y a pas de larme si ce n’est quand l’amour est malmené. Si la vie fait mal, c’est parce qu’on y met du cœur et que parfois on échoue, on perd, on tombe ou que des êtres chers nous sont arrachés.
Alors ce n’est pas nécessairement facile à entendre lorsque l’on traverse ces épreuves mais: Heureux, heureuses êtes vous si vous vivez tout cela. C’est que vous êtes vivants! C’est que votre vie a du sens et que vous tendez vers quelque chose. Le Christ vous appelle à l’espérance. L’abondance et le rire existent. Et vous les retrouverez.
Le regard de l’autre
La quatrième béatitude est moins concise. Plus développée, elle rejoint de manière forte les premières générations de lecteurs et lectrices de l’évangile. Au temps des persécutions des premières générations chrétiennes. Il se peut que l’on se moque de vous si vous vous affirmez croyants, heureux êtes-vous Il est toujours plus confortable de dire ce que les gens veulent entendre. Être chrétien-ne implique parfois d’assumer une position à contre-courant. Dans certaines régions du monde, des chrétiens risquent leur vie pour cela. Mais même dans des contextes où nous ne risquons pas aussi gros, il n’est pas toujours facile d’affirmer une foi qui ne va pas toujours dans le sens des valeurs de la société.
En miroir
Ces quatre béatitudes sont donc suivies de quatre «malétitudes». Elles sont à lire en miroir. Ce ne sont pas des malédictions. Jésus n’appelle pas la condamnation divine sur qui que ce soit. Elles sonnent comme de tristes constatations et des appels à une prise de conscience.
Quel malheur pour vous qui êtes riches! Vous avez déjà eu votre bonheur. Quelle tristesse en effet que de considérer que son bonheur est déjà accompli. Qu’il est derrière soi. Quelle raison y a-t-il encore d’aller vers demain? Je me fais parfois cette réflexion lorsque des jeunes gens qui projettent de se marier disent que ce sera le plus beau jour de leur vie. Quelle tristesse que de penser que le jour qui marque le début de leur vie de couple béni par Dieu aura été le plus beau! Ne serait-ce pas plus juste de se dire chaque jour que le plus beau est à venir?
Quel malheur vous qui avez tout en abondance maintenant!… S’il ne vous reste plus de place pour quoi que ce soit, vous reste-t-il encore de la place pour la vie?
J’ai plus de peine avec: Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans la tristesse et vous pleurerez! Peut-être par contraste, faut-il comprendre par là que si nous avons la vie trop facile, nous ne serons pas suffisamment armés pour affronter les coups durs. Mais j’aime à croire qu’en tous les cas, Dieu se réjouit de nous voir rire.
La dernière malétitude est en opposition avec la béatitude pour les persécutés pour leur foi. Mais elle touche plus largement à un sentiment auquel il est bien difficile d’échapper. Quel malheur si tout le monde dit du bien de vous! C’est un avertissement important. Nous aimons bien être aimés. Et il arrive parfois que l’on agisse d’une manière dans le simple but de ne pas heurter, de ne pas décevoir, de ne pas risquer d’être moins apprécié. Mais Dieu a besoin de prophètes pour dénoncer ce qui ne va pas même si cela ne fait pas toujours plaisir. Les faux prophètes sont ceux qui disent ce que les gens veulent entendre. Comme le disait le théologien Antoine Nouis (Commentaire intégral du Nouveau Testament), si c’est pour dire que tout va bien, on n’a pas besoin de prophètes, les courtisans suffisent.
Que vous souhaiter?
Alors après avoir lu ces quelques versets de Luc, je ne sais pas quoi vous souhaiter. D’être heureux ou malheureux?!?
Ce qui est sûr, c’est que j’espère pour vous, pour nous tous, que nous ayons soif et faim de vie et de justice. Que nous ayons envie d’être cet arbre qui étend ses racines près du ruisseau dont parle Jérémie et que nous ne nous contentions pas d’être un buisson chétif et rabougri.
L’arbre a sans doute des morceaux d’écorce blessés par les épreuves, certaines de ses branches sont peut-être même arrachées. Sa vie n’a pas été sans heurts, mais il est debout et il porte du fruit. Il offre son ombre et son feuillage est vert.
Voici donc ce que je vous souhaite.
Ainsi soit-il!
Amen