C’est quand, la saison des figues?

Prédication du dimanche des Rameaux sur Mc 11,1-21 (l’entrée à Jérusalem et le figuier stérile)

Un homme, un vrai!

Il y a une chose qui m’énerve dans les représentations de Jésus. Que ce soit dans la peinture ou dans les illustrations de livres pour enfants, mais surtout dans les films et les dessins animés qui racontent des épisodes bibliques.
Ce qui m’énerve, c’est cet air éthéré qu’a presque toujours Jésus : les yeux vitreux, l’air pénétré, la tête un peu penchée, une voix douce et pleine de souffle.

Les événements semblent glisser sur lui comme sur les plumes d’un canard. Il ne se laisse atteindre par rien. Il s’adresse à ses interlocuteurs avec ce calme olympien, même s’il se trouve au milieu d’une foule agitée.

C’est fou ce que ce Jésus-là m’énerve. En tout cas, il est certain que si j’avais vécu à l’époque, je n’aurais jamais suivi cet espèce de gourou survolant le monde.
C’est tout de même étrange que les cinéastes, les auteurs et les dessinateurs lui donnent ces traits, alors que les évangiles dont ils s’inspirent présentent au contraire un Jésus résolument humain.

Un homme qui a certainement vécu pleinement les événements de son temps, qui s’est opposé avec vigueur aux pharisiens, qui a su enthousiasmer les foules, qui s’est offusqué contre les injustices sociales et morales. Un homme, un vrai!

Le jour de Vendredi Saint, nous proclamons un Jésus homme qui est allé au bout de la condition humaine, qui est allé jusqu’à la mort. Un corps traversé par la souffrance. Un homme dans l’expression la plus absolue de la faiblesse humaine.
À vendredi saint, nous tenons ce discours, mais bien vite l’espèce de saint intouchable reprend le dessus. Peut-être parce que cela demeure une vérité insoutenable.

Pourtant, Jésus ne peut avoir été homme uniquement le jour de sa mort. Il doit l’avoir été avant. Dans toutes les dimensions de sa vie. Dans toutes les dimensions de ce qu’est la vie, de notre vie.
Dans le récit élargi des Rameaux que nous lisons dans l’évangile de Marc, c’est un Jésus plein d’humanité qui nous est présenté. Traversé par des émotions pleines de vérité. Ce sont les 3 premiers jours de la semaine pascale, le temps s’accélère. Vendredi approche. Chaque petite chose prend de l’importance, les événements sont condensés.

Le premier jour est celui de l’accueil triomphal du Messie à Jérusalem. La ville grouille de monde, des pèlerins sont venus de tout le pays pour la fête de la Pâque. Ils voient en Jésus le Messie annoncé par les prophètes, celui qui va délivrer Israël du joug romain. Comment croire autre chose alors que l’on commémore la sortie d’Égypte, la libération de l’esclavage?
Et Jésus joue le jeu, il met en scène son entrée pour correspondre aux prophéties de Zacharie: Regarde, Jérusalem ! Ton roi vient à toi, humble et monté sur un âne. (Za 9,9)
C’est l’heure de l’enthousiasme, de la joie, de la ferveur. Et rien dans le texte nous laisse penser que Jésus est resté extérieur à ce qui se passait, posé, calme, sans émotions.

Un homme qui a faim

Le lendemain, Jésus a faim! Quoi de plus humain?
En ces jours où la ville accueille tant de pèlerins, pas sûr que la nourriture soit abondante. Difficile de gérer l’approvisionnement des vivres pour un tel afflux de population. Alors cueillir quelques fruits sur un bel arbre, voilà une douceur bienvenue.

Attiré par ce figuier au beau feuillage verdoyant, Jésus est fâché de ne pas y trouver de juteuses figues. Si l’on s’en tient à une compréhension botanique de l’épisode, cette brève anecdote nous ferait apparaître un Jésus caractériel, abusant des ses pouvoirs surnaturels comme un gamin capricieux. Je crois que nous pouvons supposer que l’évangéliste cherche à nous faire comprendre autre chose en nous racontant ce bref épisode jardinier.

L’épisode du figuier que ne porte pas de fruits encadre l’épisode des marchands du temple qui, lui, n’a rien d’anecdotique. Il est même décisif dans l’histoire de la Passion puisque, ce que l’on reprochera à Jésus après son arrestation, c’est bien de s’être attaqué au temple.

S’en prendre au Temple, c’est s’en prendre au pouvoir religieux, c’est aussi mettre en péril la paix civile : équilibre trouvé avec peine entre religiosité traditionnelle et exigences de l’occupant romain. Mais ce que Jésus découvre du fonctionnement du Temple le choque. Il est remué comme l’a été Martin Luther la première fois qu’il est arrivé à Rome et qu’il a vu de ses yeux les dérives d’un système pourri de l’intérieur.

Un Temple pourri

Il faut se représenter le Temple de Jérusalem comme une immense poupée russe. Il est construit de manière concentrique, avec des entités de plus en plus petites au milieu d’entités plus grandes.
Lorsque l’on passe le mur d’enceinte, on arrive dans le parvis des païens. Là, tout le monde a le droit d’aller. Seuls les juifs ont le droit d’entrer dans le bâtiment. À l’intérieur de celui-ci, seuls les hommes peuvent entrer dans la salle. Au centre de celle-ci, une porte mène à la salle suivante où seuls les prêtres peuvent se rendre. Dans la salle des prêtres, se trouve l’accès à une petite pièce, le saint des saints, dans lequel seul le grand prêtre est autorisé à pénétrer, uniquement une fois par année.
On localisait alors Dieu dans ce saint des saints. C’est là qu’il demeurait. Le Temple avait été construit pour abriter Dieu dans sa ville.

Toute cette construction exprime une vision fondamentalement élitiste de la relation à Dieu. Plus on a de caractéristiques compatibles, plus on peut s’approcher de lui. Mieux vaut être né homme juif que femme païenne pour espérer avoir accès à Dieu.
Cette vision de la religion exclut ouvertement et définitivement les païens. Il n’y a pas moyen de changer de statut.
Et pourtant, cela ne pose de problème à personne d’acheter des colombes pour les sacrifices sur les étals du parvis tenus par des païens.

Jésus s’offusque. Lui qui annonce un Royaume de Dieu universel ne peut accepter de voir ces hommes enfermés dans ce fonctionnement de la société et de la religion. Le temple est un lieu de prière: c’est dans le rapport direct et honnête à Dieu que se vit la foi. Il ne suffit pas de venir de temps à autre sacrifier une colombe pour remettre les compteurs à zéro.

La maison de Dieu est un lieu de prière pour toutes les nations affirme-t-il. Chacun peut entretenir une relation avec Dieu, pas uniquement ceux qui sont nés du bon côté. Il n’y a pas d’élus et d’exclus, il y a des hommes et des femmes face à Dieu.

Un feuillage trompeur

Lorsque Jésus arrive à Jérusalem, il ne reste du Temple que son enveloppe, il a perdu son rôle de lieu de relation avec Dieu. On peut imaginer la déception de Jésus, qui a rêvé de venir au Temple de Jérusalem, qui, probablement comme tout juif, imaginait la grandeur et l’intensité du lieu. Et voilà ce qu’il trouve: un lieu de débauche où on ne prend pas au sérieux son Père. Une caverne de bandits.

Tout comme ce figuier. Le voyant de loin, avec son feuillage attirant, Jésus s’était imaginé de beaux fruits. Mais voilà qu’il ne porte rien. Il ne reste que l’extérieur fastueux.

Ce n’était pas la saison des figues dit le texte.

N’en déplaise à la Migros qui nous annonce en plein mois de février que la saison des fraises est ouverte, il y a des saisons pour les fruits. On pourrait donc comprendre qu’à un autre moment de l’année, le figuier portera des fruits.
Le terme grec utilisé ici est le mot kairos. Le kairos, c’est le moment opportun, l’instant où tout se constelle pour qu’il arrive ce qui doit advenir.

Là aussi, il faut dépasser la compréhension botanique. Ce n’était pas le moment des fruits. Alors Jésus se met en colère. Si ce n’est pas là le kairos, quand est-ce?!?
Aux jours de la fête religieuse principale, au temps où l’on célèbre la libération de l’esclavage et de tout enfermement, au moment de la venue du Messie… ce n’est pas le kairos pour porter du fruit?
Des fruits, si il n’y en a pas à ce moment-là, il n’y en a jamais en vérité!

Au travers de ses paroles, Jésus ne fait que révéler la nature véritable de cet arbre qui au fond est déjà mort. Il révèle de même la véritable nature du Temple, de la tradition religieuse qui n’est plus capable de vivre et de faire vivre l’amour de Dieu pour tous. De ce Temple, Jésus annoncera la destruction. Il le rebâtira en trois jours: à sa résurrection. Mais cette attaque lui vaudra la haine des dirigeants. La croix s’approche, inexorablement.

C’est le moment!

En ce jour d’ouverture de la semaine pascale, c’est de ce Jésus si profondément humain que nous nous souvenons. Une humanité qui nous touche, et qui devrait également nous interpeller. Et nous inviter à nous demander si nos aspirations religieuses ne font que se confiner dans les murs désincarnés de nos églises, et de nos traditions, ou si nous parvenons encore à un faire quelque chose.

Si véritablement nous accueillons le Messie avec enthousiasme et si nous sommes encore capables de nous laisser transformer pour porter du fruit dans la réalité de notre humanité.
Une humanité que le Christ incarnera jusqu’à vendredi saint, jusqu’à la croix.
Et qui rend aujourd’hui encore, son message si vrai et si proche de nous.

Amen